C’était sous Valls, si je me souviens bien.
« Hier,
j'ai regardé la télé et j'ai appris deux, trois choses. Par exemple, que notre
gouvernement aurait trouvé la parade à l'échec (de sa politique ?)
scolaire : en résumé, c'est la faute du collège unique et le collège
unique doit donc être supprimé. La réforme phare fera que les élèves en
difficulté se verront autorisés à quitter l'école plus tôt pour aller avec un
tuteur s'initier à la mécanique ou à la coiffure.
Ca paraît
une excellente idée, non ? Dans la mesure où ça abrège les souffrances de l'élève
qui a décroché des apprentissages et qui désormais (ou depuis longtemps ?)
subit l’école. Mais ne serait-ce pas en réalité une façon sournoise de se
débarrasser du problème et, somme toute, un terrible aveu d’échec ? Après
ça, le collège en effet n'aura plus besoin de se casser pour tirer vers le haut
les élèves en difficulté ; à l'enfant qui ne se montrera pas capable
d'apprendre, on ne demandera tout simplement plus rien. Comme Pilate qui s'en
lave les mains !
On
s'approche comme ça tout doucement du système allemand (je l'ai appris aussi) dans
lequel, dès l’école primaire, les élèves qui ne montrent pas de dispositions
pour les apprentissages ne sont pas poussés plus que ça à en acquérir et où le
choix d'une filière se fait dès l’âge de dix ans. L'école allemande, qui n’a
pas d’états d’âme, considère que si tu n'as pas fait tes preuves avant le
collège, tu n'as rien à y faire. Direction CAP "und Arbeit". Pas
question de glander ! C'est le fameux pragmatisme allemand ; un peu raide, mais
bon, puisque nous prenons exemple, c’est que ça doit être bien. Ca a en tout
cas l'avantage de faire baisser le taux d'échec. De la même façon, on crée un
diplôme facile à obtenir et les jeunes qui sortent de l'école avec ce
diplôme-là disparaissent aussitôt des mauvaises statistiques.
Dans le
cas qui nous occupe, pas sûr du tout que le gamin exulte pour autant. Si encore
les patrons avaient à cœur de former des apprentis, si les métiers manuels
étaient convenablement rémunérés, si les métiers manuels étaient valorisés, et
si les ouvriers avaient conservé cette conscience de classe et cette fierté
farouche de travailleurs qui autrefois leur tenaient lieu de dignité ! Mais
non. Les ouvriers n'ont plus d’orgueil, ils ne sont plus solidaires ;
tétanisés par la victoire soudaine du capitalisme, ils restent cois, conscients
de n’être que des pions, des rouages interchangeables et jetables, et capables
seulement de mesurer l’ampleur de leur désespoir.
Se
donnant l’illusion d’avoir gravi un échelon dans la hiérarchie sociale,
certains à peine mieux lotis se voient de la classe moyenne. Dans notre inconscient
collectif français (si cette chose existe), le travail manuel, l’artisanat
même, sont destinés aux travailleurs non qualifiés, aux nuls. Qu’on m’épargne le
couplet de la méritocratie et de l’ascenseur social sous prétexte qu’un plombier
parisien gagne mieux sa vie qu’un directeur d’école ! N’importe quel CAP,
c'est de la gnognote à côté du brevet des collèges. Certains enseignants ne se
privent d’ailleurs pas de le faire remarquer à leurs élèves :
« Monsieur Hormain, vous êtes un crétin. Ce qui vous attend à la sortie,
mon vieux, c’est la pelle et la pioche, et au mieux, vendeur de chaussures. »
Vous-mêmes, qui voyez un travailleur manuel, pensez tout de suite « Encore
un qui n'a rien fichu à l'école ». C’est pour cela que la classe moyenne
des gens qui ont une profession et non un métier, qui gagnent une fois et demi
le SMIC, qui ont adhéré à l’amoral libéralisme, fort satisfaite de soi-même et
encouragée par les politiciens intéressés, se démarque et développe un esprit
de caste étroit et vain.
Cependant,
même avec ton BEP, tu ne peux aspirer qu'au statut de smicard, sous-smicard
dans la même gêne que le paumé illettré, bientôt que l’immigré qui accepte de
travailler pour moins cher encore. Mais tout ça est du réchauffé : la
revalorisation du travail manuel, j'en ai toujours entendu causer, sans jamais rien
voir venir. Et les patrons artisans de geindre :
- L’école
ne forme pas les jeunes au travail…
- Facile de critiquer, mais
qu'est-ce que tu proposes ?
Je ne
propose rien. Je ne peux pas changer le système qui veut ça ; tu comprends
bien que si tu touches à un élément constitutif du capitalisme libéral démocratique, si par exemple tu augmentes
le SMIC, tu provoques une réaction en chaîne qui met en péril l’équilibre
inégalitaire, le déséquilibre économique institutionnalisé de notre société. Je
ne propose rien parce que ce système ne peut pas résoudre ses contradictions,
en l’occurrence, le nécessaire discours sur la noblesse du travail manuel et le
nécessaire maintien du travailleur manuel dans le prolétariat, la servitude, la
précarité et pour finir dans la pauvreté. Le système ne supporte pas une juste
valorisation du travail manuel, pas même du travail tout court ; il faut jeter
le système.
Mais
comme la révolution n’est pas pour demain, face à cette situation, j'essaie de réfléchir
à ce qui pourrait aider les enfants à ne pas se faire recracher par l’école, à
ne pas en sortir trop amochés, à comment leur donner un espoir de ne pas
totalement subir la fatalité sociale et, pourquoi pas, de maîtriser un peu leur
destinée. Ca passe obligatoirement, d’abord par la capacité à s'adapter à ce
monde, à son école, à son économie, à ses règles, de façon à pouvoir y
survivre, puis par la compréhension de son fonctionnement, de ses mensonges et
de ses dangers qui ouvre aux possibilités de s’en libérer. Voilà ce que
devraient être le travail et la mission d’un enseignant : rendre chaque
élève capable, en toute connaissance de cause, sans scrupules et sans regrets, de
choisir sa vie, y compris en prenant des chemins de traverse. Evidemment,
l’enseignant n’a pas tant d’influence sur la vie de ses élèves. Il ne peut
d’ailleurs pas se permettre de sortir de son rôle qui est de faire entrer
l’enfant dans le système et de lui en faire adopter la logique. (Ce fut particulièrement sensible les
dernières années que je travaillais ; ça l’est davantage encore aujourd’hui)
Cette adaptation
est cependant nécessaire et salutaire, je le répète, parce qu’entrer dans le
jeu social, c’est se donner le temps d’être reconnu, de se faire une place,
d’acquérir un minimum de sécurité et des outils pour l’avenir. Mais pour ça le
collège arrive bien trop tard ; pour des enfants de 11 ans, il ne peut déjà
plus rien, ou pas grand’ chose. La capacité d’un enfant à s'adapter se
construit dans le milieu familial, dès la naissance. Or, naître est une loterie,
n’est-ce pas, et les numéros gagnants sont plutôt rares chez les prolos. C'est en
effet parmi les enfants des ouvriers, des pauvres, des immigrés pauvres, dans
les cités, dans les banlieues, dans les campagnes que la proportion d’enfants
en échec scolaire est la plus importante.
Tout le
monde sait ça, on n'arrête pas de le répéter, mais les décideurs font comme s’ils
ne comprenaient pas ce que cela signifie, en vertu de quoi tout ce qu’ils
proposent (par exemple, la création des zones d’éducation prioritaire) n’est
que succession de coups d’épée dans l’eau, quand ça n’aggrave pas la situation.
C’est à cause du système ; ils y tiennent trop, à ce système, il ne
veulent pas le remettre en cause, alors au lieu de s’attaquer à la misère, ils
lui font la charité.
Ce
n'est donc pas d'échec scolaire qu'il faut parler, mais d'échec social. L’école
ne sauve pas un seul enfant parce que la société ne le veut pas - ceux qui le
sont ne doivent pas grand’ chose à l’école même lorsque celle-ci remplit
simplement sa mission qui est d’instruire. La suppression du collège unique ne
rendra personne plus intelligent, elle entérinera seulement le déterminisme
social.
A cette
épidémie de difficulté scolaire dans les « classes populaires », il y
a une explication que je n’ai pas évoquée, qui est en fait une question essentielle,
mais pas politiquement correcte (ce qui n’est pas correct politiquement est
subversif !), une question qu’il nous faut nous poser : les enfants nés
dans des familles de « catégories socioprofessionnelles défavorisées »
sont-ils plus bêtes que la moyenne ? ou encore, les ouvriers et les
paysans sont-ils congénitalement idiots ? Certains, les mêmes sans doute qui
pensent que les arabes sont menteurs et que les noirs courent vite, répondront
que l’intelligence est héréditaire et que c’est parce qu’ils sont bêtes que les
pauvres sont pauvres. Thèse parfaitement insoutenable, qu’il n’est même pas
nécessaire de démonter : souvenons-nous de l’époque pas si lointaine quand
les femmes étaient réputées incapables de diriger une entreprise, de conduire
une voiture, de choisir un bulletin de vote. Le drame est que les pauvres,
comme les femmes autrefois, croient vraiment qu’ils méritent leur sort parce
qu’ils croient vraiment être moins intelligents que les élites.
Nous
dirons plutôt que, de notre point de vue, l’aisance pécuniaire et la culture
parentale sont des préalables au développement de l’intelligence des enfants
(cherchez du côté de Bourdieu pour creuser un peu l’idée), car il est question ici
de transmission par les parents des valeurs, compétences, postures, qui
permettront à l’enfant de s’adapter à la société et à l’école, et de les bien
comprendre. Pour ce faire, il faut non seulement que les parents eux-mêmes les
possèdent, mais encore qu’ils aient l’esprit libre et du temps devant eux, ne soient
pas obligés de se débattre quotidiennement dans des difficultés de tous ordres.
Quel
force d’âme il leur faut pour s’extraire, en demeurant honnêtes, de ce cruel
cercle vicieux de la misère autogène !
Comme Pilate, notre société s'en
lave les mains.
A
Marseille, un jeune a encore été tué,
par un vieux qui avait des armes chez
lui. Le jeune venait de cambrioler la pharmacie du coin et le vieux, de sa
fenêtre, a joué les justiciers. Même l'oncle du jeune qui est mort avoue au
micro des journalistes : « C'est terrible, on ne tue pas les gens pour
ça... Mais quand vous êtes cambriolé dix fois, hein... Les jeunes, si vous leur
dites quelque chose, ils vous mettrent le feu, alors... On vit dans une société
pourrie. Voilà, c'est comme ça. » Quand vous entendez ça, vous ne savez
pas quoi penser. Vous écoutez ce brave homme et dans sa voix lasse et cassée, vous
ne sentez ni haine, ni esprit de vengeance, vous ne sentez que de la
résignation et de la tristesse. C'est comme ça, dans la société du
malheur : on ne croit plus en la raison.
Quand deux
bandes de jeunes se battent à coups de barres de fer et de machettes, que
certains restent sur le carreau, que les pompiers et les médecins qui arrivent
en urgence sont pris pour cibles, la police demeure discrète, c’est-à-dire absente,
« pour ne pas jeter de l'huile sur le feu », sur ordre peut-être... Ca
sonne comme « Laissez-les s'entretuer ! De toute façon, ça ne sort
pas de la banlieue. Ca fera de la racaille en moins. Et les français verront
que ces gens-là ne valent rien. » et c’est peut-être ça, la philosophie du
Ministère de l’Intérieur. Ah, s'il s'agissait d'une manif d'étudiants ou si ça
débordait sur Neuilly, vous verriez des escouades de CRS fondre en piqué sur ces
jeunes casseurs et régler l'affaire en deux coups de taser et de lacrymo (de canon à eau, de flash-balls et de
grenades de désencerclement, pour actualiser la liste).
Où
étaient passés, le ministre Sarkozy, puis le président Sarkozy, pendant ce
temps-là, avec le Kärcher qui devait nettoyer la racaille des banlieues ?
Ben oui, il est retourné chez lui s’occuper d’autre chose, par exemple de
dégager un avenir radieux aux assurances Malakoff de son frangin Guillaume en
continuant de détruire la sécu. Tout ce qu’il pouvait faire contre la délinquance
des ghettos de banlieues, c’étaient des discours, comme jadis Bernard Tapie,
autre grande gueule, quand il était ministre de la ville. On a bien compris que
rétablir l’ordre (ramener la paix !?) dans les banlieues n’est pas une
priorité. Le phénomène est si grave, si étendu, qu’on se demande s’il ne
faudrait pas y envoyer l’armée ; mais non, ça deviendrait une guerre
civile. Peut-être que ça convient très bien comme ça, tous ces gangs, ces
trafics, ces jeunes bien colorés, qu’on peut ressortir au moment des élections
pour faire peur aux français pur teint. Les banlieues sont ainsi abandonnées à
leur sort.
On y
trouve beaucoup de parents qui ont perdu leur fierté, qui galèrent pour trouver
du boulot, qui se font insulter par leurs enfants, qui ne parviennent pas à les
retenir à la maison, et qu’on laisse se débrouiller seuls, en sachant parfaitement
que seuls, ils ne peuvent pas s'en tirer. Même dans une famille de catégorie
socioprofessionnelle favorisée (cadre ou enseignant), lorsqu’il y a un adolescent
difficile ou rebelle, les parents seuls sont bien incapables de rétablir un ordre
familial. Alors il y a comme ça des jeunes qui ont renoncé à se faire accepter,
aimer, de cette société qui dès leur naissance les a tenus à l’écart ; ils
ont choisi l’illégalité, le danger, la loi de la jungle, trouvé des moyens illicites
de subsistance, bafouant chaque jour les autorités républicaines, et qui
terrorisent leur quartier, détruisent les biens de leurs voisins, tuent leurs
ennemis, éliminent tout ce qui risque de nuire à leur système de survie… Vous
pensez si le collège unique, ils s'en tapent !
Et notre société fait comme si ça
ne la concernait pas vraiment : elle joue l’innocence offusquée, de temps
en temps, quand l’atmosphère s’échauffe un peu trop.
Mais à
la guerre comme à la guerre ! Le voilà, le devoir d'ingérence : de
partout fusent des appels au secours. Dans l’urgence, il ne s'agit pas de punir
les parents, mais d'empêcher les enfants de nuire, de les neutraliser et ensuite
d’aider les parents. Comment faire ? Démolir ces banlieues, tout de suite,
reloger les gens dans des villages, avec une épicerie, un bistrot et du boulot pas
loin, des oiseaux tout autour et pas uniquement des voisins au chômage. Je rêve.
Non, je déconne. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. C’est pour ça que je suis
en train d’écrire.
J'ai vu
hier soir à la télé des parents d'enfants handicapés intellectuels qui
racontaient comment « La-France » les laisse eux aussi se débrouiller
comme ils peuvent avec leurs souffrances. Alors il y en a qui trouvent à
l'étranger (en Belgique, souvent) un peu plus de structures adaptées, avec en
prime davantage de compréhension. Certains, désespérés, au bout du rouleau, perdent
les pédales, tuent leur enfant et parfois se tuent après. « Comme ça, le
problème est réglé. » disait une dame avec amertume.
Je
songeais incidemment aux enfants handicapés de France qui ont pour les aider un
auxiliaire de vie scolaire, du mobilier adapté, des outils compensateurs, tout
ce luxe qui est désormais un droit (plus vraiment appliqué aujourd’hui, pour des
questions évidemment budgétaires), comparé au dénuement des enfants mutilés
de Mumbay qui ne vont pas à l’école parce qu’ils doivent travailler dans la rue
pour se nourrir.
Dans
cette émission, je voyais aussi des autistes qu'on sollicitait selon une
méthode américaine qui consiste à récompenser toute action faite à la demande
par un bonbon ou un gâteau. J'ai eu l'impression de voir dresser des chiens. Un
peu choquant, mais bon, si on ne sait pas comment faire autrement, et si ça
fonctionne, et s'il y a un peu de bonheur à glaner au long du chemin, pourquoi
s'en priver. Et puis, à la réflexion, et comme le disait la dame, on fait la
même chose avec tout enfant, ça dure seulement moins longtemps.
Cette
façon de faire peut passer pour une erreur. Elle n’est en tout cas guère
politiquement correcte. Je l’ai pourtant pratiquée, moi aussi, avec succès, la gratification
promise à celui qui joue le jeu, qui se soumet à la règle : je donnais des
images, je félicitais avec emphase, je flattais, je passais la main dans les cheveux,
comme on fait à un bon chien. Il me semblait que les enfants m’en étaient
reconnaissants.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire