mercredi 18 septembre 2019

La fin du collège unique, et ce qui s’en suit


C’était sous Valls, si je me souviens bien.

« Hier, j'ai regardé la télé et j'ai appris deux, trois choses. Par exemple, que notre gouvernement aurait trouvé la parade à l'échec (de sa politique ?) scolaire : en résumé, c'est la faute du collège unique et le collège unique doit donc être supprimé. La réforme phare fera que les élèves en difficulté se verront autorisés à quitter l'école plus tôt pour aller avec un tuteur s'initier à la mécanique ou à la coiffure.

Ca paraît une excellente idée, non ? Dans la mesure où ça abrège les souffrances de l'élève qui a décroché des apprentissages et qui désormais (ou depuis longtemps ?) subit l’école. Mais ne serait-ce pas en réalité une façon sournoise de se débarrasser du problème et, somme toute, un terrible aveu d’échec ? Après ça, le collège en effet n'aura plus besoin de se casser pour tirer vers le haut les élèves en difficulté ; à l'enfant qui ne se montrera pas capable d'apprendre, on ne demandera tout simplement plus rien. Comme Pilate qui s'en lave les mains !

On s'approche comme ça tout doucement du système allemand (je l'ai appris aussi) dans lequel, dès l’école primaire, les élèves qui ne montrent pas de dispositions pour les apprentissages ne sont pas poussés plus que ça à en acquérir et où le choix d'une filière se fait dès l’âge de dix ans. L'école allemande, qui n’a pas d’états d’âme, considère que si tu n'as pas fait tes preuves avant le collège, tu n'as rien à y faire. Direction CAP "und Arbeit". Pas question de glander ! C'est le fameux pragmatisme allemand ; un peu raide, mais bon, puisque nous prenons exemple, c’est que ça doit être bien. Ca a en tout cas l'avantage de faire baisser le taux d'échec. De la même façon, on crée un diplôme facile à obtenir et les jeunes qui sortent de l'école avec ce diplôme-là disparaissent aussitôt des mauvaises statistiques.

Dans le cas qui nous occupe, pas sûr du tout que le gamin exulte pour autant. Si encore les patrons avaient à cœur de former des apprentis, si les métiers manuels étaient convenablement rémunérés, si les métiers manuels étaient valorisés, et si les ouvriers avaient conservé cette conscience de classe et cette fierté farouche de travailleurs qui autrefois leur tenaient lieu de dignité ! Mais non. Les ouvriers n'ont plus d’orgueil, ils ne sont plus solidaires ; tétanisés par la victoire soudaine du capitalisme, ils restent cois, conscients de n’être que des pions, des rouages interchangeables et jetables, et capables seulement de mesurer l’ampleur de leur désespoir.
Se donnant l’illusion d’avoir gravi un échelon dans la hiérarchie sociale, certains à peine mieux lotis se voient de la classe moyenne. Dans notre inconscient collectif français (si cette chose existe), le travail manuel, l’artisanat même, sont destinés aux travailleurs non qualifiés, aux nuls. Qu’on m’épargne le couplet de la méritocratie et de l’ascenseur social sous prétexte qu’un plombier parisien gagne mieux sa vie qu’un directeur d’école ! N’importe quel CAP, c'est de la gnognote à côté du brevet des collèges. Certains enseignants ne se privent d’ailleurs pas de le faire remarquer à leurs élèves : « Monsieur Hormain, vous êtes un crétin. Ce qui vous attend à la sortie, mon vieux, c’est la pelle et la pioche, et au mieux, vendeur de chaussures. » Vous-mêmes, qui voyez un travailleur manuel, pensez tout de suite « Encore un qui n'a rien fichu à l'école ». C’est pour cela que la classe moyenne des gens qui ont une profession et non un métier, qui gagnent une fois et demi le SMIC, qui ont adhéré à l’amoral libéralisme, fort satisfaite de soi-même et encouragée par les politiciens intéressés, se démarque et développe un esprit de caste étroit et vain.

Cependant, même avec ton BEP, tu ne peux aspirer qu'au statut de smicard, sous-smicard dans la même gêne que le paumé illettré, bientôt que l’immigré qui accepte de travailler pour moins cher encore. Mais tout ça est du réchauffé : la revalorisation du travail manuel, j'en ai toujours entendu causer, sans jamais rien voir venir. Et les patrons artisans de geindre :
- L’école ne forme pas les jeunes au travail…
- Facile de critiquer, mais qu'est-ce que tu proposes ?
Je ne propose rien. Je ne peux pas changer le système qui veut ça ; tu comprends bien que si tu touches à un élément constitutif du capitalisme libéral démocratique, si par exemple tu augmentes le SMIC, tu provoques une réaction en chaîne qui met en péril l’équilibre inégalitaire, le déséquilibre économique institutionnalisé de notre société. Je ne propose rien parce que ce système ne peut pas résoudre ses contradictions, en l’occurrence, le nécessaire discours sur la noblesse du travail manuel et le nécessaire maintien du travailleur manuel dans le prolétariat, la servitude, la précarité et pour finir dans la pauvreté. Le système ne supporte pas une juste valorisation du travail manuel, pas même du travail tout court ; il faut jeter le système.

Mais comme la révolution n’est pas pour demain, face à cette situation, j'essaie de réfléchir à ce qui pourrait aider les enfants à ne pas se faire recracher par l’école, à ne pas en sortir trop amochés, à comment leur donner un espoir de ne pas totalement subir la fatalité sociale et, pourquoi pas, de maîtriser un peu leur destinée. Ca passe obligatoirement, d’abord par la capacité à s'adapter à ce monde, à son école, à son économie, à ses règles, de façon à pouvoir y survivre, puis par la compréhension de son fonctionnement, de ses mensonges et de ses dangers qui ouvre aux possibilités de s’en libérer. Voilà ce que devraient être le travail et la mission d’un enseignant : rendre chaque élève capable, en toute connaissance de cause, sans scrupules et sans regrets, de choisir sa vie, y compris en prenant des chemins de traverse. Evidemment, l’enseignant n’a pas tant d’influence sur la vie de ses élèves. Il ne peut d’ailleurs pas se permettre de sortir de son rôle qui est de faire entrer l’enfant dans le système et de lui en faire adopter la logique. (Ce fut particulièrement sensible les dernières années que je travaillais ; ça l’est davantage encore aujourd’hui)

Cette adaptation est cependant nécessaire et salutaire, je le répète, parce qu’entrer dans le jeu social, c’est se donner le temps d’être reconnu, de se faire une place, d’acquérir un minimum de sécurité et des outils pour l’avenir. Mais pour ça le collège arrive bien trop tard ; pour des enfants de 11 ans, il ne peut déjà plus rien, ou pas grand’ chose. La capacité d’un enfant à s'adapter se construit dans le milieu familial, dès la naissance. Or, naître est une loterie, n’est-ce pas, et les numéros gagnants sont plutôt rares chez les prolos. C'est en effet parmi les enfants des ouvriers, des pauvres, des immigrés pauvres, dans les cités, dans les banlieues, dans les campagnes que la proportion d’enfants en échec scolaire est la plus importante.
Tout le monde sait ça, on n'arrête pas de le répéter, mais les décideurs font comme s’ils ne comprenaient pas ce que cela signifie, en vertu de quoi tout ce qu’ils proposent (par exemple, la création des zones d’éducation prioritaire) n’est que succession de coups d’épée dans l’eau, quand ça n’aggrave pas la situation. C’est à cause du système ; ils y tiennent trop, à ce système, il ne veulent pas le remettre en cause, alors au lieu de s’attaquer à la misère, ils lui font la charité.

Ce n'est donc pas d'échec scolaire qu'il faut parler, mais d'échec social. L’école ne sauve pas un seul enfant parce que la société ne le veut pas - ceux qui le sont ne doivent pas grand’ chose à l’école même lorsque celle-ci remplit simplement sa mission qui est d’instruire. La suppression du collège unique ne rendra personne plus intelligent, elle entérinera seulement le déterminisme social.

A cette épidémie de difficulté scolaire dans les « classes populaires », il y a une explication que je n’ai pas évoquée, qui est en fait une question essentielle, mais pas politiquement correcte (ce qui n’est pas correct politiquement est subversif !), une question qu’il nous faut nous poser : les enfants nés dans des familles de « catégories socioprofessionnelles défavorisées » sont-ils plus bêtes que la moyenne ? ou encore, les ouvriers et les paysans sont-ils congénitalement idiots ? Certains, les mêmes sans doute qui pensent que les arabes sont menteurs et que les noirs courent vite, répondront que l’intelligence est héréditaire et que c’est parce qu’ils sont bêtes que les pauvres sont pauvres. Thèse parfaitement insoutenable, qu’il n’est même pas nécessaire de démonter : souvenons-nous de l’époque pas si lointaine quand les femmes étaient réputées incapables de diriger une entreprise, de conduire une voiture, de choisir un bulletin de vote. Le drame est que les pauvres, comme les femmes autrefois, croient vraiment qu’ils méritent leur sort parce qu’ils croient vraiment être moins intelligents que les élites.
Nous dirons plutôt que, de notre point de vue, l’aisance pécuniaire et la culture parentale sont des préalables au développement de l’intelligence des enfants (cherchez du côté de Bourdieu pour creuser un peu l’idée), car il est question ici de transmission par les parents des valeurs, compétences, postures, qui permettront à l’enfant de s’adapter à la société et à l’école, et de les bien comprendre. Pour ce faire, il faut non seulement que les parents eux-mêmes les possèdent, mais encore qu’ils aient l’esprit libre et du temps devant eux, ne soient pas obligés de se débattre quotidiennement dans des difficultés de tous ordres.
Quel force d’âme il leur faut pour s’extraire, en demeurant honnêtes, de ce cruel cercle vicieux de la misère autogène !

Comme Pilate, notre société s'en lave les mains.
A Marseille, un jeune a encore été tué, par un vieux qui avait des armes chez lui. Le jeune venait de cambrioler la pharmacie du coin et le vieux, de sa fenêtre, a joué les justiciers. Même l'oncle du jeune qui est mort avoue au micro des journalistes : « C'est terrible, on ne tue pas les gens pour ça... Mais quand vous êtes cambriolé dix fois, hein... Les jeunes, si vous leur dites quelque chose, ils vous mettrent le feu, alors... On vit dans une société pourrie. Voilà, c'est comme ça. » Quand vous entendez ça, vous ne savez pas quoi penser. Vous écoutez ce brave homme et dans sa voix lasse et cassée, vous ne sentez ni haine, ni esprit de vengeance, vous ne sentez que de la résignation et de la tristesse. C'est comme ça, dans la société du malheur : on ne croit plus en la raison.
Quand deux bandes de jeunes se battent à coups de barres de fer et de machettes, que certains restent sur le carreau, que les pompiers et les médecins qui arrivent en urgence sont pris pour cibles, la police demeure discrète, c’est-à-dire absente, « pour ne pas jeter de l'huile sur le feu », sur ordre peut-être... Ca sonne comme « Laissez-les s'entretuer ! De toute façon, ça ne sort pas de la banlieue. Ca fera de la racaille en moins. Et les français verront que ces gens-là ne valent rien. » et c’est peut-être ça, la philosophie du Ministère de l’Intérieur. Ah, s'il s'agissait d'une manif d'étudiants ou si ça débordait sur Neuilly, vous verriez des escouades de CRS fondre en piqué sur ces jeunes casseurs et régler l'affaire en deux coups de taser et de lacrymo (de canon à eau, de flash-balls et de grenades de désencerclement, pour actualiser la liste).

Où étaient passés, le ministre Sarkozy, puis le président Sarkozy, pendant ce temps-là, avec le Kärcher qui devait nettoyer la racaille des banlieues ? Ben oui, il est retourné chez lui s’occuper d’autre chose, par exemple de dégager un avenir radieux aux assurances Malakoff de son frangin Guillaume en continuant de détruire la sécu. Tout ce qu’il pouvait faire contre la délinquance des ghettos de banlieues, c’étaient des discours, comme jadis Bernard Tapie, autre grande gueule, quand il était ministre de la ville. On a bien compris que rétablir l’ordre (ramener la paix !?) dans les banlieues n’est pas une priorité. Le phénomène est si grave, si étendu, qu’on se demande s’il ne faudrait pas y envoyer l’armée ; mais non, ça deviendrait une guerre civile. Peut-être que ça convient très bien comme ça, tous ces gangs, ces trafics, ces jeunes bien colorés, qu’on peut ressortir au moment des élections pour faire peur aux français pur teint. Les banlieues sont ainsi abandonnées à leur sort.

On y trouve beaucoup de parents qui ont perdu leur fierté, qui galèrent pour trouver du boulot, qui se font insulter par leurs enfants, qui ne parviennent pas à les retenir à la maison, et qu’on laisse se débrouiller seuls, en sachant parfaitement que seuls, ils ne peuvent pas s'en tirer. Même dans une famille de catégorie socioprofessionnelle favorisée (cadre ou enseignant), lorsqu’il y a un adolescent difficile ou rebelle, les parents seuls sont bien incapables de rétablir un ordre familial. Alors il y a comme ça des jeunes qui ont renoncé à se faire accepter, aimer, de cette société qui dès leur naissance les a tenus à l’écart ; ils ont choisi l’illégalité, le danger, la loi de la jungle, trouvé des moyens illicites de subsistance, bafouant chaque jour les autorités républicaines, et qui terrorisent leur quartier, détruisent les biens de leurs voisins, tuent leurs ennemis, éliminent tout ce qui risque de nuire à leur système de survie… Vous pensez si le collège unique, ils s'en tapent !

Et notre société fait comme si ça ne la concernait pas vraiment : elle joue l’innocence offusquée, de temps en temps, quand l’atmosphère s’échauffe un peu trop.
Mais à la guerre comme à la guerre ! Le voilà, le devoir d'ingérence : de partout fusent des appels au secours. Dans l’urgence, il ne s'agit pas de punir les parents, mais d'empêcher les enfants de nuire, de les neutraliser et ensuite d’aider les parents. Comment faire ? Démolir ces banlieues, tout de suite, reloger les gens dans des villages, avec une épicerie, un bistrot et du boulot pas loin, des oiseaux tout autour et pas uniquement des voisins au chômage. Je rêve. Non, je déconne. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. C’est pour ça que je suis en train d’écrire.

J'ai vu hier soir à la télé des parents d'enfants handicapés intellectuels qui racontaient comment « La-France » les laisse eux aussi se débrouiller comme ils peuvent avec leurs souffrances. Alors il y en a qui trouvent à l'étranger (en Belgique, souvent) un peu plus de structures adaptées, avec en prime davantage de compréhension. Certains, désespérés, au bout du rouleau, perdent les pédales, tuent leur enfant et parfois se tuent après. « Comme ça, le problème est réglé. » disait une dame avec amertume.
Je songeais incidemment aux enfants handicapés de France qui ont pour les aider un auxiliaire de vie scolaire, du mobilier adapté, des outils compensateurs, tout ce luxe qui est  désormais un droit (plus vraiment appliqué aujourd’hui, pour des questions évidemment budgétaires), comparé au dénuement des enfants mutilés de Mumbay qui ne vont pas à l’école parce qu’ils doivent travailler dans la rue pour se nourrir.
Dans cette émission, je voyais aussi des autistes qu'on sollicitait selon une méthode américaine qui consiste à récompenser toute action faite à la demande par un bonbon ou un gâteau. J'ai eu l'impression de voir dresser des chiens. Un peu choquant, mais bon, si on ne sait pas comment faire autrement, et si ça fonctionne, et s'il y a un peu de bonheur à glaner au long du chemin, pourquoi s'en priver. Et puis, à la réflexion, et comme le disait la dame, on fait la même chose avec tout enfant, ça dure seulement moins longtemps.


Cette façon de faire peut passer pour une erreur. Elle n’est en tout cas guère politiquement correcte. Je l’ai pourtant pratiquée, moi aussi, avec succès, la gratification promise à celui qui joue le jeu, qui se soumet à la règle : je donnais des images, je félicitais avec emphase, je flattais, je passais la main dans les cheveux, comme on fait à un bon chien. Il me semblait que les enfants m’en étaient reconnaissants.

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