dimanche 8 septembre 2019

Même attitude, causes différentes


Je les appellerai les Boris en référence à Boris Vian qui, dans son roman "L'arrache-coeur", a imaginé une mère craignant tellement qu'il arrive quelque chose de préjudiciable à ses enfants qu'elle finit par les enfermer dans une cage capitonnée, ce qui en soi constitue, bien sûr, un préjudice extrêmes.

Boris 1 & Boris 2 sont deux petits garçons qui, à l'école (en petite, puis moyenne section), semblent refuser systématiquement de faire ce que la maîtresse leur demande. Ou alors, ils le font avec une extrême lenteur, et seulement après que la maîtresse les a maintes fois sollicités, souvent même aidés, ou encore après qu'elle s'est fâchée. La plupart du temps, les deux Boris restent sagement là où la maîtresse les a assis, avec le matériel et la tâche à accomplir, les mains posées sur la table, immobiles, leurs grands yeux candides n'exprimant aucune émotion - ils n’ont même pas l'air rebelle ! - attendant avec confiance et patience que sonne l’heure libératrice de la sortie.

Un jour, les deux Boris sont restés pendant la récréation - punis donc -, sommés de finir un simple coloriage : la maîtresse avait craqué. Et ce fut le commencement d’une série de privations de récré. Toutes vaines ! « C'est un peu fort, ça : ce n'est tout de même pas difficile, ce que je leur demande. » se lamentait la maîtresse qui n'arrivait pas à comprendre pourquoi les Boris n’en fichaient pas une rame et n’imaginait plus comment elle pouvait s'y prendre pour qu'ils acquièrent de "l'autonomie dans le travail" (c’est la formule qui était inscrite dans le livret des compétences).
A ce propos, sachez que l'autonomie, dans la langue des pédagogues, ce n'est pas la simple capacité à se débrouiller seul, mais la capacité à respecter seul les règles de l’école, et dans ce cas précis, de faire le travail demandé.

Bon, jusqu'à ce point, les deux Boris ont réagi exactement de la même façon. Mais dès lors que la maîtresse a perdu patience, ils se différencient nettement.

Boris 1 semble craquer : il se met à pleurer ; d'un ton plaintif, il dit "C'est trop difficile" ou "Tu dois m'aider, maîtresse", tandis que lui-même n’esquisse pas le moindre mouvement qui pourrait témoigner d’une certaine bonne volonté. Boris 2, quant à lui, reste impassible, regardant sans ciller la maîtresse en train de devenir toute rouge. Pas un son ne sort de sa bouche ou alors peut-être un "Je sais pas", tout froid et à peine articulé.
La maîtresse insiste, évidemment : elle argumente, elle caresse, elle donne des indices, elle les invite l’un et l’autre à risquer une réponse - allez ! Mais rien n'y fait. C’est à devenir dingue ! Ne souriez pas. De telles situations vous laissent sans arme, avec le terrible sentiment de votre irrémédiable inutilité. Des maîtresses finissent par péter les plombs, perdre tout contrôle ; elles usent de formules assassines, elles torturent l'enfant, dans l’espoir insensé de le ramener à la raison - qu’il se soumette enfin à la logique pédagogique… Aucune chance ! Et là, bien sûr, c'est le carton rouge.

Vers qui donc se tournera cette maîtresse désemparée, mais dotée d'une conscience professionnelle solide qui lui dicte de tout tenter pour que ses deux Boris "entrent dans les apprentissages" ? Vers le ministre qui a promis aux parents électeurs que l’école résoudrait tous leurs problèmes ? Vers l’inspecteur départemental qui n’est là que pour vérifier si la maîtresse applique bien les consignes du ministre ? Vers le conseiller pédagogique qui est occupé à encadrer des formations, à collecter des statistiques, à rédiger des comptes-rendus et se tue à préparer des interventions destinées à justifier auprès de ses collègues les réformes décidées par le ministre ? Ben non, hein ! Vers ses collègues, alors ? Pas davantage, car il est bien difficile d'avouer ses faiblesses et aussi parce qu'il n’y a pas dans les écoles (comme dans les entreprises !) « la culture du travail en équipe ». Si la maîtresse est assez jeune, elle aura peut-être le réflexe de chercher une recette, au hasard, sur Internet. Perte de temps garantie !

Vous l’aurez compris : la maîtresse est « autonome », elle se débrouille, elle est seule. Admettons tout de même qu’humblement elle demande conseil. Que s’entendra-t-elle répondre ? Neuf fois sur dix, on lui dira, comme cela est préconisé par « les instructions officielles », qu'elle devrait donner à cet enfant des travaux adaptés, plus faciles, ou lui présenter ses exercices sous une forme plus ludique, ou reprendre avec lui les leçons de l’année précédente ; on lui fera la réponse technicienne des trucs à essayer, seule face à ses deux Boris récalcitrants, qu’elle répétera jusqu’à la nausée, sans possibilité de sortir de l’ornière de l’illusion pédagogique.

Car dans le cas qui nous occupe, les popotes pédagogiques sont bien vaines. Elles ne peuvent pas fonctionner parce que les seules personnes qui détiennent la solution au problème des deux Boris, ce sont les deux Boris eux-mêmes et leurs parents. Tout se passe dans leur tête : ces enfants arrivent à l'école avec une idée bien précise de ce qu'est la relation aux adultes et de la manière dont leur vie doit s’organiser. Ils veulent naturellement reproduire à l'école le fonctionnement du système familial dont est responsable leur entourage. Le hic, c'est que l’école et la maîtresse ne marchent dans la combine. D’où déconvenue, contrariété, inquiétude… la seule réponse à peu près confortable que les deux Boris ont trouvée est de se poser là, en ne faisant rien.

Mais en quoi diable cette attitude peut-elle les satisfaire ou les rassurer ?

Hypothèse concernant Boris 1
Ne serait-il pas un enfant qui a tellement l'habitude d'être servi et satisfait en tout, qui ne connaît donc ni la difficulté, ni la frustration, qu'il préfère attendre que quelqu'un résolve son problème à sa place, quitte à se faire enguirlander de temps en temps.
Bingo ! La maîtresse et moi discutons à plusieurs reprises et assez longtemps avec son papa et sa maman et lorsque ceux-ci se sentent en confiance, nous apprenons un certain nombre de choses révélatrices du fonctionnement familial, dont les parents eux-mêmes n’avaient pas forcément conscience :

- Les parents de Boris 1, mais aussi sa grand-mère et sa grande demi-soeur, lui évitent soigneusement toute difficulté. Par exemple, on ne lui achète que des chaussures sans lacets, on ne le laisse pas boutonner lui-même ses vêtements, et il a toujours eu des objets adaptés, du genre gobelet avec poignées ou petites roues arrières au vélo.

- A bien des égards, ils le considèrent toujours trop petit, tel un bébé. Ainsi lui trouvent-ils des excuses lorsqu'il ne dit ni bonjour, ni pardon, ni merci ; ils estiment également que la maîtresse demande souvent des choses trop difficiles.

- Ils essaient au maximum de lui éviter les désagréments : ils portent son sac sur le chemin de l’école pour qu’il puisse courir et jouer ; ils n’insistent pas s’il ne veut pas ranger sa chambre ou finir son assiette.

- Ils sont toujours là pour l'aider à réussir coûte que coûte tout ce qu'il entreprend : ils trichent pour le laisser gagner au jeu de dada ; son papa fait semblant de se laisser porter par lui, sa sœur se laisse battre à la course et sa maman lui fait croire qu’il a confectionné un gâteau alors qu’il l’a seulement regardée faire.

- Lorsque, malgré tout ça, Boris 1 essuie un échec, ils s'empressent de le nier ou d'en distraire son attention. De cette façon, s’il pleure parce qu’il ne parvient pas à attraper le ballon, ils diront que les copains sont méchants et ils lui achèteront une glace pour le consoler.

La conséquence de tout ça est que Boris 1 croit vraiment qu'il sait tout et peut tout. Il dit « je suis plus fort que mon papa, c’est moi qui gagne toujours » et croit pareillement être plus fort que la maîtresse.
A ce régime-là, Boris 1 ne peut pas s’imaginer en difficulté. L’écolier qu’il apprend à être n'a eu besoin que de deux ou trois situations qu'il ne parvenait pas à surmonter, ou pensait ne pas être capable de surmonter, pour s’enfermer dans cette attitude qui consiste à attendre obstinément que la maîtresse fasse son travail à sa place et peut-être qu'en prime, elle l’en félicite.
Mais il vient de découvrir l’angoisse de ne pas réussir et cela le paralyse, et il en souffre. Le pauvre enfant n’est pas tiré d’affaire, car à l'école, il en vivra, des situations difficiles, y compris dans ses relations avec les autres enfants qui, eux, ne font pas semblant de perdre. Il est donc aisé de comprendre pourquoi Boris 1 n'est pas non plus très à l'aise avec les autres enfants.

Lorsque la maîtresse et moi rencontrons ses parents, il nous est délicat, et parfois impossible, d'évoquer les motivations qui amènent les adultes de la famille à aplanir toute difficulté sur le chemin de Boris 1. La discussion est longue car on avance à petits pas prudents, mais dès lors que les parents se confient, ils avouent leurs propres angoisses. Pêle-mêle : « Ca va plus vite, c'est mieux fait quand nous faisons les choses à sa place. Ca nous fend le coeur de le voir malheureux. Nous voulons qu'il nous aime. Nous avons besoin de sentir que nous lui sommes utiles. Nous faisons ça pour qu'il ait confiance en lui. » Toutes ces raisons, nous signifions d’abord aux parents que nous les avons entendues et que nous les acceptons, mais il est ensuite indispensable que les parents acceptent à leur tour d’analyser les conséquences pour Boris 1 de ces postures, qu’ils prennent conscience qu’elles l’enferment dans un mode de fonctionnement qui lui est préjudiciable à l’école et que pour l’en libérer, ils doivent modifier leurs façons d’être et de faire.

On peut considérer qu’à cet instant de la rencontre, la maîtresse et moi nous immisçons dans la vie privée de cette famille, que cela n’est pas de notre ressort et ne nous regarde pas. Je dirais que dans la mesure où ce travail nous paraît nécessaire et où la famille est consentante, il serait illogique (et idiot) d’en faire l’économie.
Qui d'autre en effet assumerait cette tâche ? Les membres du RASED et le psychologue scolaire qui ont cette mission délicate du conseil auprès des parents ? Certes, mais ils ne peuvent matériellement s'occuper de tous les enfants d’une circonscription et il y a des souffrances plus grandes et plus urgentes que celle de Boris 1.
Une fois conscients d’avoir besoin d’aide, les parents peuvent aussi consulter un psychologue privé, qu’ils devront payer, mais sans garantie de résultat (j’y reviendrai).
Peu nombreux sont cependant ceux qui acceptent l’intervention d’un professionnel. Ils préfèrent souvent se fier aux conseils de la famille, des copains, de leurs relations, qui en toute bonne foi augmenteront leur angoisse en les culpabilisant ou les apaiseront en minimisant le problème.
Restent les enseignants, à condition qu’ils soient un minimum avertis ou formés, et qu’ils se rendent disponibles, prêts à risquer cette aventure humaine un peu délicate.

A la fin d’une rencontre avec les parents, nous ne nous séparons jamais sans résumer ce qui a été dit, sans tomber d’accord sur un ou plusieurs objectifs simples, sans décider d'une liste, souvent modeste, d’actions concrètes et simples à entreprendre à la maison et à l'école pour que Boris 1 ose enfin se lancer à l'assaut d'une difficulté : le laisser ouvrir seul son yaourt, lui donner la responsabilité de partager le gâteau, lui faire éprouver le sentiment de la défaite dans le jeu, le féliciter seulement à bon escient, et cetera.
Prenant conscience que ce que nous réussissons sans avoir à surmonter une difficulté ne nous apprend rien, les parents sauront peu à peu adapter leur manière d’agir avec leur enfant et lui faire acquérir des attitudes et des comportements transposables à l’école.


Hypothèse concernant Boris 2
Et si, contrairement à Boris 1, celui-ci était carrément un rebelle, un de ces enfants qui ne supportent pas la contrariété, un enfant-roi qui chez lui mène les adultes par le bout du nez, décide de tout, gère la maisonnée, fait ce qu'il veut quand il le veut.

Alors quand, sans bouger ni rien dire, Boris 2 fixe la maîtresse d'un regard qui oscille entre fausse candeur et impertinence, ne serait-ce pas qu'en son for intérieur il résiste : "Tu peux toujours courir pour que je t’obéisse. Moi, personne ne me donne d'ordre. Alors, tu peux t’énerver, tu n’obtiendras rien. C’est que j'ai de l'endurance : à la maison, je finis toujours par gagner."

Il arrive quelquefois qu'un enfant tel que Boris 2 ose un cinglant "J'ai pas envie", expression sincère et révélatrice d’un sentiment de puissance qu'il espère encore exercer sur les adultes de l'école. Mais Boris 2 n’est pas masochiste : s'il ne fait pas de colère avec la maîtresse, comme il en fait avec sa maman, c'est parce qu'il a bien vu comment s'est fait reprendre le petit Lulu, celui qui a déchiré sa feuille et qui a donné un coup de pied à la maîtresse. Lui, Boris 2, ne va pas se faire gronder, ni punir, de cette façon humiliante. Non ! Il fera de la résistance passive : s'enfermer dans la non communication afin de ne pas donner prise ; c’est sans risque... pour son ego.

Vous avez deviné qu'avec Boris 2, c'est un combat qui s'engage, un combat nécessaire, pour son bien, au-delà de sa réussite à l’école, car il est ici question de bonheur. Les enfants-rois souffrent en effet, presque autant que les parents qu'ils tyrannisent. Ils souffrent d’être en conflit constamment et de devoir tenir un rang dont ils n’ont en fait pas les moyens, trop faibles, dépendants, pas matures. Les uns et les autres n'y peuvent rien ; ils ne sont ni coupables, ni entièrement responsables, de la situation dans laquelle ils se sont mis. Il y a là comme une fatalité, qui remonte assurément aux générations antérieures, en raison d’histoires personnelles, de pressions culturelles et sociales, dont on ne se dépatouille jamais sans le secours de tiers.

Une fois connues et reconnues les raisons de l’attitude négative de Boris 2 à l’école, le mode de relation au sein de sa famille ne peut pas échapper à une remise en cause. La tâche peut s’avérer difficile, il y faut du courage et de la persévérance, aux enseignants qui abordent le sujet comme aux parents qui acceptent d'en parler. Mais si parents et enseignants dès le départ  entretiennent une relation de confiance, les préventions tombent et le dialogue s’installe aisément dans la sérénité.
Cette confiance s’instaure à l’initiative de l’enseignant ; c’est à lui, détenteur d’un certain pouvoir au sein de l’école, de descendre de son estrade et de faire le premier pas vers les familles. Cette confiance repose sur son professionnalisme, sa sincérité, son humilité, ses capacités d’écoute et d’empathie. A aucun moment, il ne juge, ni n’oblige, il propose simplement les solutions qui lui paraissent adaptées au cas particulier de chaque enfant.

Pistes de réflexion pour la prochaine fois :
- Comment des parents se retrouvent-ils un beau jour avec un enfant-roi ?

- Faut-il un enseignement spécialisé pour les enfants-rois ?

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