Je les
appellerai les Boris en référence à Boris Vian qui, dans son roman
"L'arrache-coeur", a imaginé une mère craignant tellement qu'il
arrive quelque chose de préjudiciable à ses enfants qu'elle finit par les
enfermer dans une cage capitonnée, ce qui en soi constitue, bien sûr, un
préjudice extrêmes.
Boris 1
& Boris 2 sont deux petits garçons qui, à l'école (en petite, puis moyenne
section), semblent refuser systématiquement de faire ce que la maîtresse leur
demande. Ou alors, ils le font avec une extrême lenteur, et seulement après que
la maîtresse les a maintes fois sollicités, souvent même aidés, ou encore après
qu'elle s'est fâchée. La plupart du temps, les deux Boris restent sagement là
où la maîtresse les a assis, avec le matériel et la tâche à accomplir, les mains
posées sur la table, immobiles, leurs grands yeux candides n'exprimant aucune
émotion - ils n’ont même pas l'air rebelle ! - attendant avec confiance et
patience que sonne l’heure libératrice de la sortie.
Un jour,
les deux Boris sont restés pendant la récréation - punis donc -, sommés de
finir un simple coloriage : la maîtresse avait craqué. Et ce fut le
commencement d’une série de privations de récré. Toutes vaines ! « C'est
un peu fort, ça : ce n'est tout de même pas difficile, ce que je leur
demande. » se lamentait la maîtresse qui n'arrivait pas à comprendre
pourquoi les Boris n’en fichaient pas une rame et n’imaginait plus comment elle pouvait s'y
prendre pour qu'ils acquièrent de "l'autonomie dans le travail"
(c’est la formule qui était inscrite dans le livret des compétences).
A ce propos, sachez que l'autonomie, dans la langue des
pédagogues, ce n'est pas la simple capacité à se débrouiller seul, mais la capacité
à respecter seul les règles de
l’école, et dans ce cas précis, de faire le travail demandé.
Bon, jusqu'à
ce point, les deux Boris ont réagi exactement de la même façon. Mais dès lors que
la maîtresse a perdu patience, ils se différencient nettement.
Boris 1
semble craquer : il se met à pleurer ; d'un ton plaintif, il dit "C'est
trop difficile" ou "Tu dois m'aider, maîtresse", tandis que
lui-même n’esquisse pas le moindre mouvement qui pourrait témoigner d’une certaine
bonne volonté. Boris 2, quant à lui, reste impassible, regardant sans ciller la
maîtresse en train de devenir toute rouge. Pas un son ne sort de sa bouche ou
alors peut-être un "Je sais pas", tout froid et à peine articulé.
La
maîtresse insiste, évidemment : elle argumente, elle caresse, elle donne
des indices, elle les invite l’un et l’autre à risquer une réponse -
allez ! Mais rien n'y fait. C’est à devenir dingue ! Ne souriez pas. De
telles situations vous laissent sans arme, avec le terrible sentiment de votre
irrémédiable inutilité. Des maîtresses finissent par péter les plombs, perdre
tout contrôle ; elles usent de formules assassines, elles torturent
l'enfant, dans l’espoir insensé de le ramener à la raison - qu’il se soumette
enfin à la logique pédagogique… Aucune chance ! Et là, bien sûr, c'est le carton
rouge.
Vers
qui donc se tournera cette maîtresse désemparée, mais dotée d'une conscience
professionnelle solide qui lui dicte de tout tenter pour que ses deux Boris
"entrent dans les apprentissages" ? Vers le ministre qui a promis aux
parents électeurs que l’école résoudrait tous leurs problèmes ? Vers l’inspecteur
départemental qui n’est là que pour vérifier si la maîtresse applique bien les
consignes du ministre ? Vers le conseiller pédagogique qui est occupé à
encadrer des formations, à collecter des statistiques, à rédiger des comptes-rendus
et se tue à préparer des interventions destinées à justifier auprès de ses
collègues les réformes décidées par le ministre ? Ben non, hein ! Vers
ses collègues, alors ? Pas davantage, car il est bien difficile d'avouer ses
faiblesses et aussi parce qu'il n’y a pas dans les écoles (comme dans les
entreprises !) « la culture du travail en équipe ». Si la
maîtresse est assez jeune, elle aura peut-être le réflexe de chercher une
recette, au hasard, sur Internet. Perte de temps garantie !
Vous
l’aurez compris : la maîtresse est « autonome », elle se
débrouille, elle est seule. Admettons tout de même qu’humblement elle demande
conseil. Que s’entendra-t-elle répondre ? Neuf fois sur dix, on lui dira,
comme cela est préconisé par « les instructions officielles »,
qu'elle devrait donner à cet enfant des travaux adaptés, plus faciles, ou lui
présenter ses exercices sous une forme plus ludique, ou reprendre avec lui les
leçons de l’année précédente ; on lui fera la réponse technicienne des trucs
à essayer, seule face à ses deux Boris récalcitrants, qu’elle répétera jusqu’à
la nausée, sans possibilité de sortir de l’ornière de l’illusion pédagogique.
Car
dans le cas qui nous occupe, les popotes pédagogiques sont bien vaines. Elles ne peuvent
pas fonctionner parce que les seules personnes qui détiennent la solution au
problème des deux Boris, ce sont les deux Boris eux-mêmes et leurs parents. Tout
se passe dans leur tête : ces enfants arrivent à l'école avec une idée bien
précise de ce qu'est la relation aux adultes et de la manière dont leur vie
doit s’organiser. Ils veulent naturellement reproduire à l'école le
fonctionnement du système familial dont est responsable leur entourage. Le hic,
c'est que l’école et la maîtresse ne marchent dans la combine. D’où déconvenue,
contrariété, inquiétude… la seule réponse à peu près confortable que les deux
Boris ont trouvée est de se poser là, en ne faisant rien.
Mais en
quoi diable cette attitude peut-elle les satisfaire ou les rassurer ?
Hypothèse concernant Boris 1
Ne
serait-il pas un enfant qui a tellement l'habitude d'être servi et satisfait en
tout, qui ne connaît donc ni la difficulté, ni la frustration, qu'il préfère
attendre que quelqu'un résolve son problème à sa place, quitte à se faire
enguirlander de temps en temps.
Bingo !
La maîtresse et moi discutons à plusieurs reprises et assez longtemps avec son
papa et sa maman et lorsque ceux-ci se sentent en confiance, nous apprenons un
certain nombre de choses révélatrices du fonctionnement familial, dont les
parents eux-mêmes n’avaient pas forcément conscience :
- Les parents de Boris 1, mais aussi sa grand-mère et sa
grande demi-soeur, lui évitent soigneusement toute difficulté. Par exemple, on
ne lui achète que des chaussures sans lacets, on ne le laisse pas boutonner lui-même
ses vêtements, et il a toujours eu des objets adaptés, du genre gobelet avec
poignées ou petites roues arrières au vélo.
- A bien des égards, ils le considèrent toujours trop
petit, tel un bébé. Ainsi lui trouvent-ils des excuses lorsqu'il ne dit ni
bonjour, ni pardon, ni merci ; ils estiment également que la maîtresse
demande souvent des choses trop difficiles.
- Ils essaient au maximum de lui éviter les désagréments :
ils portent son sac sur le chemin de l’école pour qu’il puisse courir et
jouer ; ils n’insistent pas s’il ne veut pas ranger sa chambre ou finir
son assiette.
- Ils sont toujours là pour l'aider à réussir coûte que
coûte tout ce qu'il entreprend : ils trichent pour le laisser gagner au
jeu de dada ; son papa fait semblant de se laisser porter par lui, sa sœur se laisse
battre à la course et sa maman lui fait croire qu’il a confectionné un gâteau
alors qu’il l’a seulement regardée faire.
- Lorsque, malgré tout ça, Boris 1 essuie un échec, ils
s'empressent de le nier ou d'en distraire son attention. De cette façon, s’il
pleure parce qu’il ne parvient pas à attraper le ballon, ils diront que les
copains sont méchants et ils lui achèteront une glace pour le consoler.
La
conséquence de tout ça est que Boris 1 croit vraiment qu'il sait tout et peut
tout. Il dit « je suis plus fort que mon papa, c’est moi qui gagne
toujours » et croit pareillement être plus fort que la maîtresse.
A ce
régime-là, Boris 1 ne peut pas s’imaginer en difficulté. L’écolier qu’il
apprend à être n'a eu besoin que de deux ou trois situations qu'il ne parvenait
pas à surmonter, ou pensait ne pas être capable de surmonter, pour s’enfermer
dans cette attitude qui consiste à attendre obstinément que la maîtresse fasse
son travail à sa place et peut-être qu'en prime, elle l’en félicite.
Mais il
vient de découvrir l’angoisse de ne pas réussir et cela le paralyse, et il en souffre.
Le pauvre enfant n’est pas tiré d’affaire, car à l'école, il en vivra, des
situations difficiles, y compris dans ses relations avec les autres enfants
qui, eux, ne font pas semblant de perdre. Il est donc aisé de comprendre pourquoi
Boris 1 n'est pas non plus très à l'aise avec les autres enfants.
Lorsque
la maîtresse et moi rencontrons ses parents, il nous est délicat, et parfois
impossible, d'évoquer les motivations qui amènent les adultes de la famille à
aplanir toute difficulté sur le chemin de Boris 1. La discussion est longue car
on avance à petits pas prudents, mais dès lors que les parents se confient, ils
avouent leurs propres angoisses. Pêle-mêle : « Ca va plus vite, c'est
mieux fait quand nous faisons les choses à sa place. Ca nous fend le coeur de
le voir malheureux. Nous voulons qu'il nous aime. Nous avons besoin de sentir
que nous lui sommes utiles. Nous faisons ça pour qu'il ait confiance en
lui. » Toutes ces raisons, nous signifions d’abord aux parents que nous
les avons entendues et que nous les acceptons, mais il est ensuite
indispensable que les parents acceptent à leur tour d’analyser les conséquences
pour Boris 1 de ces postures, qu’ils prennent conscience qu’elles l’enferment dans un mode de fonctionnement qui lui est préjudiciable à l’école et que pour
l’en libérer, ils doivent modifier leurs façons d’être et de faire.
On peut considérer
qu’à cet instant de la rencontre, la maîtresse et moi nous immisçons dans la
vie privée de cette famille, que cela n’est pas de notre ressort et ne nous
regarde pas. Je dirais que dans la mesure où ce travail nous paraît nécessaire
et où la famille est consentante, il serait illogique (et idiot) d’en faire
l’économie.
Qui d'autre en
effet assumerait cette tâche ? Les membres du RASED et le psychologue scolaire qui ont
cette mission délicate du conseil auprès des parents ? Certes, mais ils ne
peuvent matériellement s'occuper de tous les enfants d’une circonscription et
il y a des souffrances plus grandes et plus urgentes que celle de Boris 1.
Une fois conscients
d’avoir besoin d’aide, les parents peuvent aussi consulter un psychologue
privé, qu’ils devront payer, mais sans garantie de résultat (j’y reviendrai).
Peu nombreux sont
cependant ceux qui acceptent l’intervention d’un professionnel. Ils préfèrent souvent
se fier aux conseils de la famille, des copains, de leurs relations, qui en
toute bonne foi augmenteront leur angoisse en les culpabilisant ou les apaiseront
en minimisant le problème.
Restent les
enseignants, à condition qu’ils soient un minimum avertis ou formés, et qu’ils
se rendent disponibles, prêts à risquer cette aventure humaine un peu délicate.
A la
fin d’une rencontre avec les parents, nous ne nous séparons jamais sans résumer
ce qui a été dit, sans tomber d’accord sur un ou plusieurs objectifs simples,
sans décider d'une liste, souvent modeste, d’actions concrètes et simples
à entreprendre à la maison et à l'école pour que Boris 1 ose enfin se lancer à
l'assaut d'une difficulté : le laisser ouvrir seul son yaourt, lui donner la
responsabilité de partager le gâteau, lui faire éprouver le sentiment de la
défaite dans le jeu, le féliciter seulement à bon escient, et cetera.
Prenant
conscience que ce que nous réussissons sans avoir à surmonter une difficulté ne
nous apprend rien, les parents sauront peu à peu adapter leur manière d’agir
avec leur enfant et lui faire acquérir des attitudes et des comportements
transposables à l’école.
Hypothèse concernant Boris 2
Et si,
contrairement à Boris 1, celui-ci était carrément un rebelle, un de ces enfants
qui ne supportent pas la contrariété, un enfant-roi qui chez lui mène les
adultes par le bout du nez, décide de tout, gère la maisonnée, fait ce qu'il
veut quand il le veut.
Alors
quand, sans bouger ni rien dire, Boris 2 fixe la maîtresse d'un regard qui
oscille entre fausse candeur et impertinence, ne serait-ce pas qu'en son for
intérieur il résiste : "Tu peux toujours courir pour que je t’obéisse. Moi,
personne ne me donne d'ordre. Alors, tu peux t’énerver, tu n’obtiendras rien. C’est
que j'ai de l'endurance : à la maison, je finis toujours par gagner."
Il
arrive quelquefois qu'un enfant tel que Boris 2 ose un cinglant "J'ai pas
envie", expression sincère et révélatrice d’un sentiment de puissance
qu'il espère encore exercer sur les adultes de l'école. Mais Boris 2 n’est pas
masochiste : s'il ne fait pas de colère avec la maîtresse, comme il en
fait avec sa maman, c'est parce qu'il a bien vu comment s'est fait reprendre le
petit Lulu, celui qui a déchiré sa feuille et qui a donné un coup de pied à la
maîtresse. Lui, Boris 2, ne va pas se faire gronder, ni punir, de cette façon
humiliante. Non ! Il fera de la résistance passive : s'enfermer dans
la non communication afin de ne pas donner prise ; c’est sans risque... pour
son ego.
Vous
avez deviné qu'avec Boris 2, c'est un combat qui s'engage, un combat
nécessaire, pour son bien, au-delà de sa réussite à l’école, car il est ici question
de bonheur. Les enfants-rois souffrent en effet, presque autant que les parents
qu'ils tyrannisent. Ils souffrent d’être en conflit constamment et de devoir
tenir un rang dont ils n’ont en fait pas les moyens, trop faibles, dépendants,
pas matures. Les uns et les autres n'y peuvent rien ; ils ne sont ni coupables,
ni entièrement responsables, de la situation dans laquelle ils se sont mis. Il
y a là comme une fatalité, qui remonte assurément aux générations antérieures, en
raison d’histoires personnelles, de pressions culturelles et sociales, dont on
ne se dépatouille jamais sans le secours de tiers.
Une
fois connues et reconnues les raisons de l’attitude négative de Boris 2 à
l’école, le mode de relation au sein de sa famille ne peut pas échapper à une
remise en cause. La tâche peut s’avérer difficile, il y faut du courage et de
la persévérance, aux enseignants qui abordent le sujet comme aux parents qui
acceptent d'en parler. Mais si parents et enseignants dès le départ entretiennent une relation de confiance, les préventions
tombent et le dialogue s’installe aisément dans la sérénité.
Cette
confiance s’instaure à l’initiative de l’enseignant ; c’est à lui, détenteur
d’un certain pouvoir au sein de l’école, de descendre de son estrade et de
faire le premier pas vers les familles. Cette confiance repose sur son
professionnalisme, sa sincérité, son humilité, ses capacités d’écoute et d’empathie.
A aucun moment, il ne juge, ni n’oblige, il propose simplement les solutions qui
lui paraissent adaptées au cas particulier de chaque enfant.
Pistes de réflexion pour la
prochaine fois :
- Comment des parents se retrouvent-ils
un beau jour avec un enfant-roi ?
- Faut-il un enseignement spécialisé
pour les enfants-rois ?
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