mardi 30 juillet 2019

Oui, c’est possible d’avoir deux langues maternelles !


Pour maîtriser l'usage d'une langue et en comprendre les subtilités, il vaut mieux être né avec, ou avoir baigné dedans suffisamment longtemps. S'il s'agit de s'exprimer couramment dans une langue autre que le français, je ne vois donc de solution qu’en apprenant en même temps, dès le berceau, langue maternelle et langue étrangère.

Il n’y aurait d’ailleurs de ce fait plus de langue étrangère, mais une langue maternelle bis. Je ne prétends pas que les parents enseignent une seconde langue à leur bébé, et encore moins si eux-mêmes ne la maîtrisent pas parfaitement. Je songe plutôt à une seconde langue tout aussi nécessaire que la maternelle, langue de la mère, qui serait en toutes circonstances l'autre langue pratiquée par une ou plusieurs personnes de l’entourage proche du bébé.

- N'est-ce pas dangereux ? L'enfant ne risque-t-il pas de confondre les deux langues, de les mélanger, de les parler mal toutes deux, d'en être handicapé pour le restant de sa vie ?

Bien sûr que non ! Le problème des langues étrangères, c'est qu'elles sont étrangères à la vie de l’enfant, déconnectées du réel, inutiles, superfétatoires ; elles ne se justifient pas, quand bien même vous en feriez un jeu. En revanche, si vous les rendez familières, tout change : l'apprentissage devient facile, naturel.

Si en effet les grand-parents immigrés parlent italien avec leur petit-fils, quand ils lui donnent à manger, jouent avec lui ou le consolent, l’italien devient pour le petit garçon la langue du cœur et des choses banales de la vie quotidienne, la langue de ses nonni. L’enfant l'apprend avec plaisir et facilité, en même temps qu’il apprend le français de ses parents qui ne savent pas l’italien, car malheureusement les nonni ont voulu qu'ils s’intégrent rapidement et pensaient le faire au mieux en oubliant de parler italien à leurs enfants.
Dans l’esprit du petit-fils, les deux langues, qui sont admises à égalité de valeur, ne se mélangent pas, car chacune est utilisée toujours par les mêmes personnes, dans un même contexte.

Interrogations

Ainsi, ma petite-fille Maija (bientôt 16 mois) aura pour langue maternelle le letton, la langue de sa maman. Le français sera sa langue paternelle, et un peu plus, si ses parents décident de rester en France.
Nadia s’interroge :
- Tout de même, je trouve qu'il y a un risque, j'ai du mal à imaginer comment ça fonctionne.
- Le risque serait que sa maman lui parle un français qu'elle ne maîtrise pas elle-même : mauvaise prononciation, syntaxe fautive, vocabulaire approximatif. Ou que le papa se mette à lui parler un letton qu’il a seulement commencé à apprendre.
- Vu comme ça, oui, ça peut faire du dégât.
- Tant que chacun des parents ne lui parlera que sa propre langue maternelle, Maija saura toujours, sans se tromper, dans quel idiome elle devra communiquer.

- Mais est-ce qu’il ne serait pas possible que des parents, l’un allemand, l’autre espagnol, par exemple, ne parlent tous les deux qu’en anglais à leur bébé ?
- Quel intérêt auraient-ils donc à lui apprendre à bafouiller dans un accent épouvantable un anglais qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas ?
- Mais il saurait se faire comprendre dans le monde entier !
- Rien n’est moins sûr. A moins qu’il vive en Angleterre… Auquel cas, l’environnement, les autres enfants pourraient corriger les lacunes et les erreurs de ses parents.

- Comment est-il possible alors d’apprendre à un enfant l'anglais en même temps que le français lorsque personne dans sa famille n’a l’anglais pour langue maternelle ?
- Eh bien, ce n’est pas possible, tout simplement.
- Ah, bon ? Alors, la plupart des petits français ne sauront jamais parler la moindre langue étrangère ?

Les dégâts irréparables de l’impérialisme linguistique

- Eh oui, c’est un triste constat.
L’école de la république a causé un bien grand dommage en réprimant durant des siècles - et aujourd’hui encore, d’une certaine façon ! - l’usage des langues régionales.
La voilà maintenant qui exige que les élèves des petites classes apprennent une langue vivante, avec le peu de succès que l’on sait, alors que tous les enfants avaient autrefois, partout en France, sur le bout de la langue un trésor linguistique, sans le savoir, un trésor désormais perdu, ruiné, par l’école elle-même, des dialectes, des patois, des parlers provinciaux qui pouvaient très bien cohabiter avec le français et favoriser l’apprentissage futur d’une langue étrangère.

L'école française, bras armé de notre jacobine république, s'est acharnée à éradiquer du pays toute trace des langues régionales. Il a fallu pour cela qu'elle dénigre, dévalorise, interdise les langues maternelles que sont l’alsacien, le provençal, le breton, le basque, le picard, et cetera. Le français, qui ne fut que latin de cuisine, devenu langue littéraire, intellectuelle et bourgeoise, langue des dominants, devait supplanter les idiomes de la paysannerie, non écrits et bêtes mais... néanmoins résistants.

La république a donc imposé le Français comme langue, non pas maternelle, mais nationale et patriotique. Deux méthodes ont fait son succès.
La première est la répression directe, pure et simple : les anciens se rappellent encore les punitions et les coups de règle sur les doigts quand un mot de "platt" leur échappait des lèvres.
La seconde est psychologique, c’est la propagande ; par le dénigrement d’abord - les mêmes qui dans leur parler avaient des saveurs du terroir ont connu les sarcasmes et les rires moqueurs que provoquaient leur accent et leurs erreurs - ; par la crainte ensuite en prétendant qu'ils hypothéquaient l’avenir des enfants s'ils continuait de mal parler…

C'est comme ça que l’école a sournoisement implanté dans nos cerveaux ce petit flic qui nous rappelait constamment que la langue de nos grands-parents ne valait rien, qu'elle était un obstacle à la réussite dans l'école et la société françaises. Ainsi l’autocensure a véritablement entraîné la disparition de certaines langues régionales et le déclin des autres. Quelle imbécillité ! Mais on ne le savait pas. On pensait peut-être que le progrès va toujours dans le même sens, que le faible doit s'effacer devant le fort et disparaître. Ah Darwin, mal compris !

Depuis, l’état a fait un peu machine arrière, mais sous la pression des régionalistes qui ne voulaient pas voir mourir leurs langues et cultures. C’est arrivé trop tard, et d'ailleurs, la mesure de l'enjeu n’a pas été prise. Salut particulier à Jo Nousse qui a mené un beau combat ici, dans le "Dreieckerlann", et gagné des batailles, pour la sauvegarde du francique et son enseignement à l’école élémentaire, avant même que le luxembourgeois, langue sœur, se trouve une fierté nouvelle, s’invente un dictionnaire, une grammaire, des manuels scolaires, et reconquière l’espace public.

Les langues régionales sont ainsi entrées à l'école, mais comme des langues étrangères mortes, puisque les enfants ne les pratiquent plus à la maison.
J’ai pour ma part eu la chance que le platt fût encore en honneur chez mes grands-parents maternels qui m’ont beaucoup gardé tandis que mes parents travaillaient, de même que chez mes oncles et tantes, et en général les anciens du village où je venais en vacances avant que nous nous y installions. J’ai parlé platt avec ma grand-mère jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, puis j’ai commencé à en être gêné, victime moi aussi de la propagande républicaine.
Mais mon oreille avait appris la petite musique francique aux accents toniques bien marqués et la grammaire germanique, avec ses déclinaisons et son participe passé rejeté à la fin de la phrase. Grâce à quoi, au collège, le phrasé et la grammaire allemande m’ont paru familiers, faciles, et l'anglais après ça plus facile encore.

Le droit d’exister

Le Platt, le Luxembourgeois, je les ai donc oubliés pendant une longue période, parce que l’école, la république, un certain snobisme, m’en faisaient honte. A présent j’ai honte d’avoir cédé si bêtement à la bêtise ambiante, car comprendre et parler cette langue, qui est ma langue grand-maternelle, était en réalité un luxe que peu de mes camarades partageaient, pas même les enfants d’italiens ou de polonais, dont les parents s’étaient interdit de leur apprendre le moindre mot qui ne fût pas français. Et que disent-ils aujourd’hui ? « Nous le regrettons. » Et que disent leurs enfants ? Ils le regrettent aussi.

Alors ne commettez pas la même erreur.

Parler votre langue maternelle à votre enfant. Et lorsque, dans l’entourage de votre enfant, il est une personne qui maîtrise mal le Français, encouragez-là à converser avec votre enfant dans sa propre langue uniquement, fût-ce un patois, et laissez votre enfant lui répondre pareillement. Songez quel enrichissement c'est pour l'intelligence !

Enfin, lorsque vous voudrez que votre enfant apprenne une langue étrangère, veillez à ce que cet apprentissage et cette langue soient validés par vous. Votre enfant doit en effet comprendre que vous y attacher du prix si vous voulez qu'il y trouve une motivation.
Ne dites surtout pas d'une façon dédaigneuse que le « nonno » ne parle même pas le vrai Italien, mais une espèce de patois disgracieux des montagnes. 
Et si l'allemand est la langue étrangère enseignée à l'école élémentaire de votre enfant, ne dites surtout pas devant lui que l'allemand, c’est moche, que ça ne sert à rien et qu’on ferait mieux de lui apprendre l'anglais.
Et ne dites surtout pas que les Lulus sont des cons si vous espérez que votre enfant gagne un jour sa croûte au Luxembourg.


Reconnaissez au contraire la beauté, l'originalité, l’utilité, le droit à l’existence de toute langue.

Mes petites-filles Maija et Ieva, et leur petite soeur Krista - deux ans et demi -, parlent couramment le letton et le français sans jamais les mélanger.

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