mardi 16 juillet 2019

La détresse du petit Albert (cas d'école)


Voici un exemple de la manière dont les représentations qu’un enfant se fait de sa propre famille et de l’école peuvent l’enfermer dans un dilemme, piège insoluble préjudiciable à sa scolarité. L’histoire est véridique, tirée de ma propre expérience. Cet enfant, j'ai choisi de l'appeler Albert, comme Albert Einstein qui a lui aussi connu quelques difficultés au cours de sa scolarité.

Albert a trois ans. Il est dans sa première année de maternelle, qu’on appelle la petite section. Depuis la rentrée de septembre, il pleure tous les jours au moment de la séparation d'avec sa maman. Cela fait trois semaines déjà et la maman n'a pas encore réussi à lui faire accepter d'entrer dans la classe sans faire un esclandre : il s'accroche, éperdu, à sa jupe, à son collier, il la supplie « Maman, maman ! », avant de hurler, comme de terreur, et de se jeter au sol, dès lors que la maîtresse le détache des bras de sa mère.

La détresse d’Albert, ce n'est pas grand-chose à côté de celle de ces autres enfants que j’ai connus, pleurant toujours un an plus tard, et même encore l’année suivante. Vous imaginez combien l’impuissance à résoudre ce problème plonge les parents dans le désespoir. En ce temps-là, je ne m’immisçais pas dans les affaires des familles ; c’était aussi avant que j’ose me mêler de celles de mes collègues. Je ne savais pas encore à quel point me concernait absolument tout ce qui se passait dans mon école.

Ce matin-là, depuis ma classe, j’entends comme d'habitude dans le couloir les pleurs du petit Albert. La maîtresse, pas plus que la maman, ne sait comment s'y prendre, et cela fait bien cinq minutes qu’elles essaient toutes deux fort gentiment de le persuader d'entrer dans la classe.
- Tu vois, Albert, comme la classe est belle, et tous ces jouets, et tous ces copains que tu as, et tu vas faire plein de choses intéressantes - elle me l'a dit, la maîtresse. Quelle chance tu as, Albert ! Non, maman ne peut pas rester, tu sais bien que maman doit aller travailler. Tu comprends, Albert ? Oui, maman t’aime. Elle viendra te chercher ce soir. D’accord ? »

Ben non, Albert n’est pas d’accord.

La maîtresse aussi fait des efforts. Elle se montre plus gentille et plus patiente qu’à l’ordinaire, bien que les autres enfants l’attendent dans la classe :
- Qu'est-ce que tu as pour ton goûter, aujourd'hui, Albert ? Tu me le montres ? Non ? Ca ne fait rien… Dis, tu sais ce qu'on va faire, ce matin ? On va faire une tarte, une énorme tarte aux pommes, pour la fête d'anniversaire de Chloé. Tu aimes la tarte aux pommes, n’est-ce pas, Albert ? Non ? Bon. Ca ne fait rien… »

Albert s'en fiche de la tarte aux pommes et que la maîtresse soit gentille. Il manifeste pour ne pas rester à l'école, ou alors pas sans sa maman. Pour le faire comprendre, changeant un peu de stratégie, il se met à chigner, à rechigner ; il se tortille, le regard tantôt implorant, tantôt boudeur, tout en essayant de s'échapper vers la sortie.

Aujourd’hui, je suis resté au bout du couloir à observer la scène, attendant que survienne la crise qui couvrira de honte la pauvre maman, éperdue au milieu des autres parents figés, gênés, réprobateurs ou goguenards. Alors, au moment où je sens que ça va tourner au vinaigre, je me décide à m’occuper d’Albert, de sa maman et… de la maîtresse. Me voyant venir, « Bon, je dois m’occuper des autres » dit la maîtresse en rentrant dans sa classe. La maman abandonnée, prise de panique, demeure sans réaction ; des larmes de détresse perlent à ses cils.

- Bonjour, Albert ! Dis-je d’une voix enjouée.
Albert et sa maman sursautent, me regardent, elle un peu gênée, lui un peu inquiet que le seul homme de l’école s’adresse à lui. Ni une, ni deux, avant qu’il puisse s’agripper à sa mère, je prends Albert dans mes bras et aussitôt, d'un ton sans colère, ni menaçant, un ton ferme et rassurant, je lui dis :
- Ecoute-moi, Albert. Je t'ai entendu pleurer, tu es le seul dans toute l’école, et moi, ça me fait mal au cœur que des enfants pleurent dans mon école.

Albert ne m'écoute pas du tout. Il se met à hurler, comme jamais, et se débat en me flanquant des coups de pied dans l'estomac et des coups de poing sur les oreilles. Je me vois donc forcé de l’immobiliser, en l’enlaçant, toujours avec calme et fermeté. La maman a un léger mouvement vers lui, aussitôt réprimé, car elle est prête à me laisser faire, sachant que ça ne pourra pas être pire que les autres fois où elle a dû s’arracher à son enfant pour aller travailler, avec sur le cœur cette immense peine de le savoir malheureux.

La distance entre Albert et sa maman est désormais établie. Je lui demande maintenant de me regarder, car je sais que ce que je vais dire va éveiller son attention et l'obliger à se poser des questions quant à sa stratégie. Je parle lentement, posément, fermement :
- Maintenant, Albert, tu vas dire au revoir à ta maman. Et ensuite, ta maman s'en ira travailler, tranquillement, et toi, tu iras dans la classe où tu pourras jouer et apprendre avec les autres enfants. Et si tu ne pleures pas, ça fera grand plaisir à ta maman.
Je vois que la maman se demande quoi faire, quoi dire. Je l’aide :
- Albert va vous donner un baiser d'au revoir et ensuite, vous partirez.
Je tourne Albert vers sa maman. Aussitôt elle s'empresse de l’embrasser tendrement. Mais je coupe son élan, toujours ferme, calme et rassurant (attitude professionnelle !) :
- Non, madame, cette fois, ce n'est pas à vous de l'embrasser. Car vous l'avez déjà embrassé une dizaine de fois au moins depuis que vous êtes arrivés. Non, c'est à toi, Albert, de faire un gros bisou à ta maman pour lui dire au revoir.
Albert refuse : évidemment, il n’est pas question pour lui de donner le signal de la séparation.
- Ca ne fait rien, Albert. Tu feras un bisou à ta maman quand elle reviendra te chercher ce soir. Dis lui seulement « au revoir » ou fais-lui un signe avec la main, ça ira aussi bien.

Albert ne veut pas, il implore à nouveau le baiser de sa mère. Et pendant ce temps, la pauvre maman ne sait toujours pas quoi dire, quoi faire. Il est donc temps de sortir la botte secrète, imparable : ne laisser à l’enfant aucun espoir de négociation.
- Bien, madame. Allez à votre travail maintenant, Albert vous fera signe par la fenêtre et vous lui répondrez, puis vous partirez sans vous retourner. Soyez tranquille, tout va bien se passer. Ce soir, je vous promets une jolie surprise.
Ô ce regard de mère, à la fois triste, incrédule et reconnaissant ! Bien sûr, je dois l’encourager un peu à la sortie, mais avec une petite mimique de connivence rassurante, ça ne se passera pas trop mal, malgré qu’elle doive traverser le long couloir sous les regards des autres parents. A peu près à cet instant, nous savons, elle et moi, que la graine de la confiance vient d’être semée.

Tandis que la maman s’éloigne dans le couloir, Albert doit normalement avoir compris qu'il vient de perdre la partie. Alors, soit il se fait une raison, soit il se déchaîne dans un ultime sursaut... de volonté.
S'il réclame son bisou, je serai peut-être d'accord, si la maman n'est pas trop loin, mais il sera prévenu que c’est à lui de le faire le premier à sa maman, parce que c'est à lui de prendre congé, affirmant ainsi son acceptation de la séparation. Si au contraire Albert se rebelle encore, je laisserai sa maman s'en aller.

Ne voyant plus sa maman, Albert a poussé un cri déchirant puis s’est abandonné dans mes bras, s’avouant en quelque sorte vaincu. J’approche alors Albert de la fenêtre.
- Ne pleure pas, Albert. Souris plutôt. Parce que quand tu verras de nouveau ta maman par la fenêtre, tu lui enverras un baiser de la main, avec ce grand sourire-là. Et ta maman sera drôlement contente d'avoir un grand garçon qui ne pleure pas quand elle doit aller travailler. C’est ça qu’elle m’a dit l’autre jour quand j’ai parlé avec elle.

Nous avons fait ensemble le signe d'au revoir à la maman, qui a répondu un peu furtivement, puis nous l’avons regardée disparaître au coin de la rue. On voyait bien qu’elle essayait de ne pas se retourner trop souvent, de ne pas trahir son anxiété. Ca a été un dur moment pour elle, bien plus dur que pour Albert qui maintenant se détend, s'amollit dans mes bras. Je me permets alors un geste qui à l’école, fût-elle l’école maternelle, doit demeurer rare, être réservé uniquement à ce genre de situation : je prodigue à Albert ma tendresse, j’essuie ses larmes, je le berce un peu, je lui caresse le dos, je lui murmure à l’oreille :
- Rappelle-toi ce que j’ai dit, Albert. Quand ta maman viendra ce soir, tu pourras lui dire que tu n’as pas pleuré après son départ. Et tu verras comme ça lui fera plaisir, comme elle sera fière !

Voilà notre pacte scellé. Désormais, il aura confiance en moi. Pendant un temps, je serai pour lui l’adulte auprès duquel il cherchera refuge et réconfort. Le lendemain même, Albert était un autre enfant, qui entrait à l’école déjà presque fièrement.

* * * * *

Albert est un archétype, car il y a toujours dans une classe un enfant semblable à lui qui souvent laisse parents et enseignants désemparés. J’ai cependant eu à plusieurs reprises l’occasion d’intervenir de la façon que je viens de décrire et je n’ai pas une seule fois connu l’échec.

Avoir obtenu ce résultat ne suffit pas. Il faut encore que les causes de la difficulté d'Albert à se séparer de sa maman soient dites et reconnues par ses parents et Albert lui-même, afin qu’il n'ait plus jamais peur de la séparation, puisse enfin prendre plaisir à être dans la classe et participer aux activités avec les autres enfants. Il faudra pour cela que ses parents, la maîtresse et moi nous rencontrions au moins une fois, et davantage si quelque autre difficulté se fait jour.

Chacun trouvera son explication ; elles seront parfois très différentes, induites par les convictions, les représentations, les a priori de chacun, tant il vrai qu’en matière d’éducation - car il s’agit bien ici d’une situation engendrée par le fonctionnement familial -  l’on est davantage sur le terrain affectif que sur celui de la raison.

* * * * * *

Quelques pistes de réflexion.

Dans le cas d’un enfant comme Albert, il peut venir à l’esprit qu’il s’est passé ou se passe quelque chose, avec l’enseignant ou avec les autres élèves, qui indispose l’enfant à l’égard de l’école, voire le terrorise. Si c’est le cas, cela doit être déterminé absolument, par le directeur et les enseignants, et les parents doivent en être informés et participer à la recherche d’une solution.

La maîtresse peut être inquiète de ne pas savoir maîtriser la situation, craindre par exemple une réaction agressive des parents si elle intervient dans leur relation avec l’enfant. Elle n’ose pas agir, laisse la maman se débrouiller seule, et alors rien ne change, parfois pendant des mois.


Le plus souvent, l’enfant ne pleure qu’au moment de la séparation. Il peut être calme et participer aux activités, tout en trahissant de petites inquiétudes dans des situations nouvelles, face à l’inconnu. Il en est aussi qui se trouvent même parfaitement heureux à l’école tout le restant de la journée. Quelquefois, l’enfant se remet à pleurer au moment des retrouvailles. Dans tous les cas, il convient d’en rechercher les causes avec les membres de la famille et d’y remédier.

La maman d'Albert, par exemple, ne craint-elle pas pour son enfant quelque chose qui aurait un rapport avec l'école, qu'il ne sache pas faire ce qu’on lui demande, qu'il soit jugé, que sa famille soit jugée avec lui, qu'il devienne le souffre-douleur de ses camarades ou de l’enseignant, qu'il lui arrive un accident, qu’il soit malheureux... ?

Et le papa d’Albert, qu’en pense-t-il ? Quel rôle joue-t-il, quelle attitude a-t-il à l’égard de cette souffrance ?
Les pères, je les ai vus souvent faire un peu les malins, jouant ceux qui n'ont pas de problème, qui gèrent : « Avec moi, il ne pleure pas. » Mais quand on creuse un peu, on leur découvre toujours, je dis bien toujours, une faiblesse liée à leur part de responsabilité dans cette situation, responsabilité qui est parfois bien plus grande que ce qu'eux-mêmes, et la mère de leur enfant, reconnaissent ou imaginent.

Ainsi, de quelque manière que ce soit, directement par des recommandations et des mises en garde, inconsciemment à travers leurs gestes et leurs attitudes, ou indirectement par des conversations que l'enfant aurait pu entendre et peut-être mal interpréter, les parents transmettent à leur enfant leurs propres angoisses.
Voilà le matériau sur lequel nous devons travailler si nous voulons résoudre notre problème. 

Posons-nous la question des représentations !

La maman d’Albert ne supporte pas de le voir pleurer, sa détresse est d’une ampleur égale à celle de son enfant. Dès lors, n’est-ce pas elle-même, plutôt que l’enfant, qui ne peut se résoudre à la séparation ? 
Ne ressentirait-elle pas une certaine culpabilité de travailler ? Mais pour quelles raisons ?
Ou bien ne se verrait-elle pas au même âge, à l'école et dans la même douloureuse situation ?

La maman croit sans doute qu'Albert pleure parce qu'il est malheureux d'être séparé d'elle. Mais peut-être Albert a-t-il peur de quelque chose qu’il considère comme grave, quelque chose qu’il ne sait pas correctement exprimer : 
- peur de ne pas être aimé, à cause de la petite sœur tout juste débarquée, il ne sait d’où ; 
- peur d'être abandonné parce que maman se dispute avec papa - et souvent c’est à cause de lui ; 
- peur d’un événement irrémédiable dont il a entendu parler, la maladie et la disparition d’un proche ; 
- peur d’être la cause d’un malheur… 
Personne ne sait comment un enfant comprend les choses du monde des adultes.

Dans le cas d’Albert, nous n’avons pas poussé aussi loin nos investigations, parce que la situation s’est soudain débloquée lorsque que nous avons exprimé l’idée que peut-être, voyant sa maman malheureuse de le laisser à l’école, Albert imaginait de la consoler par ses propres pleurs qui étaient alors son message d’amour : « Regarde, maman, comme je pleure, pour te montrer combien je t'aime. » Les parents ont accompli d’eux-mêmes la suite du parcours de réflexion qui menait à la solution.

Souvent, au cours de la discussion entre parents et enseignants, se font jour d'autres difficultés, liées à des souffrances non dites, qui peuvent empêcher l’enfant de devenir un élève. Voilà pourquoi je crois que la difficulté scolaire ne peut se résoudre par des moyens pédagogiques. Mais c'est compliqué, et terriblement délicat...

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