En 2010, je commençais ce chapitre de la façon
suivante :
« Nous étions une bande de
copains, ce week-end de Pâques, à Riga. J’en parle parce que j'aime cette
ville, j’aime le pays, la Lettonie, et quand j’aime, je partage. Si vous avez
envie de dépaysement, de calme, de culture, de surprises, de faire la fête, allez-y
avant que le vol devienne inabordable pour cause de flambée du prix du kérosène
et avant que le coût de la vie y explose, si jamais il prenait à la Lettonie
d'entrer dans la zone Euro. »
Depuis, la Lettonie est passée à l’Euro et la vie est
devenue chère à Riga, mais pour les pauvres gens seulement. Quant au kérosène,
il n’est pas près de se voir taxé.
« J’évoque
Riga aussi parce que la langue, qui ne ressemble à rien de connu par chez nous,
va me donner l’occasion de parler de l’apprentissage des langues étrangères à
l’école. Le letton, aux sonorités exotiques, avec ses sept déclinaisons, pouvait
bien constituer un frein pour qui n’a pas l’âme aventurière, mais vous n'avez
plus de souci à vous faire, car dans tout Riga, on parle désormais anglais. Depuis
trois ou quatre ans, la ville est en effet assaillie de touristes, et il lui a donc
tout naturellement poussé la bosse du business et de l’anglais en même temps.
Venant de
faire des emplettes, petites choses typiques, dans un négoce d’ambre de la
vieille ville, Nadia me dit :
« Je
regrette de ne pas savoir l’anglais. Avec l'anglais, on peut aller partout dans
le monde. On est toujours compris.
- C’est
vrai, mais c'est un anglais élémentaire, d'une petite centaine de mots et d'une
grammaire assez sommaire. Avec ça, tu ne peux pas espérer apprécier
Shakespeare.
- Je n'ai pas besoin de comprendre
Shakespeare (1), seulement de pouvoir me débrouiller dans un magasin ou avec un
menu de restaurant.
- Bien. Cet anglais-là n’est pas
difficile à apprendre. Tu devrais essayer.
- Donne-moi des cours ! »
Me v’là beau !
Plus
tard, c'est avec Benoît que je discute de l'usage et de l'apprentissage des
langues étrangères. Lui maîtrise, mais il a des enfants dans le secondaire et question
enseignement des langues, il a de quoi se désoler, en particulier - dit-il - parce
que les profs manquent souvent et ne sont pas remplacés. J’aime la polémique :
« Ce n’est pas bien grave. Je connais peu d’élèves qui aient véritablement
appris une langue étrangère à l’école, qui soient capables après sept années de
pratique scolaire d’avoir la plus banale des conversations. Et le non
remplacement d’un enseignant, par ci par là, n’y est pour rien. Il faut se
rendre à l’évidence que l’enseignement des langues, dites vivantes, à l’école
est un échec, du temps perdu. »
Pourquoi ?
Parce qu’à l’école (ou dans tout autre cadre dispensant un tel enseignement),
les langues vivantes ne sont que des langues mortes. Il n’est en effet de langue
vivante que lorsque l’humain qui la parle l’utilise par nécessité. Sans
motivation, l’apprentissage scolaire devient pensum.
Voyez en
revanche comme il est facile à l’enfançon d’apprendre en même temps le langage
et sa langue maternelle ! Car toute langue s'acquiert en situation réelle,
dans les usages de la vie courante, par la nécessité de la communication.
Et
voyez donc comme on oublie la langue dont on n’a plus l’usage ! C’est que
la langue a besoin d'être entretenue constamment par la pratique pour demeurer langue vivante.
Le prix des langues à l’école
Et
pourtant, qu'est-ce qu'on en met, de l’argent, dans l'apprentissage des langues
à l'école ! Il y a bien sûr dans le secondaire les professeurs formés,
certifiés, pédagogues spécialisés, mais aussi, à l'école élémentaire, de ces
personnes agréées par l’administration du MEN, qui parfois enseignent leur propre
langue maternelle. Dans l’arsenal pédagogique, on a les manuels bourrés de
grammaire et de beaux textes littéraires, le voyage linguistique une fois dans
la scolarité, le laboratoire de langues (exceptionnellement), et l’enseignement
par les TICE, les Techniques de l’Information et de la Communication pour
l’Enseignement, comme si l’ordinateur était mieux capable qu’une personne de
rendre une langue étrangère utile…
Ah, si
mes parents avaient eu les moyens, j'aurais sans doute fréquenté les ateliers
de langue du mercredi, j’aurais fait chaque année un stage en Angleterre ou aux
Etats-Unis, et nous aurions eu une jeune fille au pair, une bonniche qui
m'aurait entretenu dans son bel idiome anglo-saxon et peut être dessalé par la
même occasion. Comme on n’en avait pas, j'ai été en colo où j'ai appris des
gros mots et un peu d’argot parisien, puis chez ma grand’ tante tourangelle qui
parlait un français impeccable, en roulant l’r, très vieille France, mais ne
pigeait pas un traître mot d’angliche.
Les gens friqués savent qu’il faut investir quand on apprend une langue. Mais
toutes leurs dépenses n'auront guère plus d'effet que la méthode Assimil ou les
vieux coffrets Hachette pour ordinateur qu’on retrouve parfois en souffrance
dans les vide-greniers. Ca me fait penser à cette pub un peu surréaliste de mon
enfance, une pub pour gogos, qu’on trouvait dans nos albums de petits mickeys et qui promettait
d’apprendre le karaté par correspondance. Mon copain Mathias avait acheté la
méthode, dépensé son argent pour rien et s’était en plus démoli la main.
Pour
les langues, c’est pareil. A la sortie de l'école, quels que soient les moyens
employés, quel que soit le niveau scolaire atteint, 9 Français sur 10 ne parlent toujours
que français. Très mauvais rendement ! Le problème ne date pas d'hier. Tous
les gouvernements que j’ai connus se sont obstinés à remettre de l'argent dans
l'apprentissage des langues à l'école. En vain.
Comment voulez-vous que ça marche ?
Les
professeurs ont devant eux entre 20 et 30 élèves à la fois. Sur 55 minutes de
cours, ça fait en gros 2 minutes et 12 secondes de temps de parole par élève.
Comme le prof en utilise souvent lui-même la moitié, ça ne fait déjà plus que
66 secondes. Le petit tiers des « bons élèves » finissant de monopoliser
la parole, il s’avère que les deux tiers au moins des élèves ne s’expriment que
très rarement, et n’ont donc pas vraiment besoin de faire l’effort intellectuel
de construire une phrase et de rechercher dans leur mémoire un vocabulaire
qu’ils n’ont d’ailleurs pas encore rencontré assez souvent pour s’en souvenir. Fut
ce au rythme de 4 heures par semaine et 36 semaines par an, ce n'est pas suffisant
pour apprendre sérieusement à parler une langue étrangère, une
langue non maternelle.
On
prétextera que l’enseignement français est trop livresque, qu’il s’appuie trop
sur l’écrit et pas assez sur l’oral. Fort bien, mais je n’ai pas eu
connaissance que les bacheliers français étaient capables de lire et comprendre
un roman ou un article étrangers, ce qu’un enseignement livresque aurait pourtant
dû leur permettre.
Qu’à
cela ne tienne, nous avons la parade : La manière d’enseigner, ainsi que les
supports, nous assure-t-on, se sont "modernisés" (ah, le joli vocable !).
Il s'agit pourtant toujours et encore de faire analyser la langue et d’en
inculquer les règles de grammaire. Ce travail répond évidemment à une légitime
exigence intellectuelle de compréhension de la langue, mais la grammaire, qui
est une affaire de structure cachée, ne peut s'apprendre et se faire vivante et
intéressante que si elle s'applique en même temps sur des matériaux usuels, variés
et nombreux, si elle n’apparaît qu’après coup, comme une explication rationnelle
du mécanisme de la langue qu'on sait déjà faire fonctionner - une révélation,
quoi ! Apprendre la grammaire d’une langue étrangère ne peut découler que
d’une investigation scientifique du phénomène langue, ou d’une enquête minutieuse à la
Sherlock Holmes. La règle de grammaire ne peut pas être posée a priori ;
elle n’est convoquée que par les questions que la langue pose.
Le
vocabulaire est également abordé dans des situations dites « pédagogiques »,
c'est-à-dire arrangées pour sembler réelles, mais pas réelles du tout. Je me rappelle
mon professeur d’allemand de l’Ecole Normale, qui poussait la bêtise jusqu’à
réduire l’activité de ses élèves à du simple psittacisme, nous faisant répéter
à longueur de séances des formulations enregistrées sur un magnétophone. Quel fumiste !
Quel ennui pour nous ! « My taylor is rich », un tel lexique, factice, est inutilisable, mort-né. Le vocabulaire le moins courant, le plus subtil, le
plus beau, n’est par ailleurs jamais rencontré assez souvent pour être
mémorisé. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’on soit obligé de chercher ses
mots... et qu’on ne les trouve pas.
Commencer
le plus tôt possible l'apprentissage d'une langue étrangère, comme le voulait
Jack Lang, a été présenté comme la solution : après ça, sûr que nos
bacheliers comprendraient Shakespeare. Peut-être était-ce une bonne idée, car
il est vrai que les jeunes enfants sont curieux, demandeurs, et que l’intelligence
de la langue, y compris celle de la langue maternelle, se développe essentiellement
par comparaison, analogie, déduction, sériation, classement... Ainsi, l'enfant
qui nomme les objets en deux langues a-t-il certainement plus tôt qu’un autre conscience
de ce qu'est un mot ; il est de même mieux armé pour distinguer les phonèmes,
ce qui favorise l'entrée dans la lecture et l'écriture.
Malheureusement,
la belle ambition du programme de Jack, à peine annoncée, s’est rabougrie comme
peau de chagrin. Faute de sous ! Ce qu’il en reste - 90 minutes
hebdomadaires d'enseignement précoce à partir du CE2 - n’a absolument pas amélioré
les performances des élèves à la sortie de la classe de 6ème.
J’ai pu
le vérifier moi-même. J’ai en effet pendant un an initié à l’allemand dans une
classe de CM2, qui avait donc déjà deux années d’allemand à son actif : 27
sur 30 de ces élèves étaient incapable de produire la moindre phrase, pas même
« Ich heisse Ploumploum und ich bin X Jahre alt. » Qu'on commence
l'allemand au CE1 ou en 6ème ne change rien. L’enseignement précoce
d’une langue, devenu depuis une initiation à la culture, fait rigoler les professeurs des collèges. Ca ne sert à rien.
Les
manuels et cahiers d’exercices n’existent que pour soutenir, accompagner,
guider, suppléer le professeur, ou occuper l’élève, mais ce ne sont que des
objets sans âme qui enferment la langue dans le « virtuel » et n’intéressent
à la rigueur que les enfants qui se délectent déjà de la langue, à condition de
n’être pas trop bêtifiants comme c’est souvent le cas.
Le
voyage linguistique, en revanche, pourrait se présenter sous un jour bien plus
vivant. On serait immergé dans une famille, obligé de communiquer avec nos
correspondants… Mais non. là encore, on n’a guère l’occasion de parler la langue,
puisqu’on reste entre français ; mais on visite des monuments, on se plonge
dans la culture du pays, on voit des trucs nouveaux, et surtout, on se marre
avec les copains. Le voyage linguistique, c'est l'école buissonnière, pour le
prof aussi qui, le temps du séjour, se retrouve potache, proche de ses élèves,
heureux de sortir de la classe et d’oublier la pédagogie. Tout le monde est
heureux; là est le vrai sens du voyage scolaire.
Oublié
le laboratoire de langue, trop cher, nous voilà devenus fans de l’enseignement par
ordinateur, à cause de son côté interactif et ludique (paroles magiques). Exercices
chronométrés, questionnaires à choix multiples, animations, musique et buzz, évaluation
automatique, difficulté progressive, la machine s’adapte en outre à chaque
élève qui apprend ainsi à son rythme… Super confortable pour le prof ! Oui
mais, converser avec une machine : quelle misère ! Il faut une sacrée
motivation pour se sentir concerné et responsable de ses apprentissages. Hé! Au fait : à
quel moment on parle ?
Les langues à l'école? C'est la
croix et la bannière.
(à suivre)
(1) Bien
sûr, nous ne désirons que le minimum qui permette de demander le prix d’un café
ou la direction des toilettes. Mais une langue est un corps vivant, nourri
d'une longue généalogie, qui porte en soi toute son histoire. Cela ne mérite-t-il
pas qu'on en goûte un peu la beauté, l'intelligence et l'efficacité ? N’est-il
pas dommage de la réduire à quelques formules passe-partout et souvent bancales.
C’est pourtant ce qui arrive à l’anglais véhiculaire, d'une pauvreté
affligeante. Nonobstant, certains y voient l’embryon de la prochaine langue
vernaculaire mondiale. Peut-être finira-t-il au contraire comme le latin, dispersé
dans des dizaines d’autres nouveaux idiomes…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire