jeudi 25 juillet 2019

C’est possible d’apprendre une langue étrangère à l’école ?

En 2010, je commençais ce chapitre de la façon suivante :
« Nous étions une bande de copains, ce week-end de Pâques, à Riga. J’en parle parce que j'aime cette ville, j’aime le pays, la Lettonie, et quand j’aime, je partage. Si vous avez envie de dépaysement, de calme, de culture, de surprises, de faire la fête, allez-y avant que le vol devienne inabordable pour cause de flambée du prix du kérosène et avant que le coût de la vie y explose, si jamais il prenait à la Lettonie d'entrer dans la zone Euro. »

Depuis, la Lettonie est passée à l’Euro et la vie est devenue chère à Riga, mais pour les pauvres gens seulement. Quant au kérosène, il n’est pas près de se voir taxé.

« J’évoque Riga aussi parce que la langue, qui ne ressemble à rien de connu par chez nous, va me donner l’occasion de parler de l’apprentissage des langues étrangères à l’école. Le letton, aux sonorités exotiques, avec ses sept déclinaisons, pouvait bien constituer un frein pour qui n’a pas l’âme aventurière, mais vous n'avez plus de souci à vous faire, car dans tout Riga, on parle désormais anglais. Depuis trois ou quatre ans, la ville est en effet assaillie de touristes, et il lui a donc tout naturellement poussé la bosse du business et de l’anglais en même temps.

Venant de faire des emplettes, petites choses typiques, dans un négoce d’ambre de la vieille ville, Nadia me dit :
« Je regrette de ne pas savoir l’anglais. Avec l'anglais, on peut aller partout dans le monde. On est toujours compris.
- C’est vrai, mais c'est un anglais élémentaire, d'une petite centaine de mots et d'une grammaire assez sommaire. Avec ça, tu ne peux pas espérer apprécier Shakespeare.
- Je n'ai pas besoin de comprendre Shakespeare (1), seulement de pouvoir me débrouiller dans un magasin ou avec un menu de restaurant.
- Bien. Cet anglais-là n’est pas difficile à apprendre. Tu devrais essayer.
- Donne-moi des cours ! »
Me v’là beau !

Plus tard, c'est avec Benoît que je discute de l'usage et de l'apprentissage des langues étrangères. Lui maîtrise, mais il a des enfants dans le secondaire et question enseignement des langues, il a de quoi se désoler, en particulier - dit-il - parce que les profs manquent souvent et ne sont pas remplacés. J’aime la polémique : « Ce n’est pas bien grave. Je connais peu d’élèves qui aient véritablement appris une langue étrangère à l’école, qui soient capables après sept années de pratique scolaire d’avoir la plus banale des conversations. Et le non remplacement d’un enseignant, par ci par là, n’y est pour rien. Il faut se rendre à l’évidence que l’enseignement des langues, dites vivantes, à l’école est un échec, du temps perdu. »

Pourquoi ? Parce qu’à l’école (ou dans tout autre cadre dispensant un tel enseignement), les langues vivantes ne sont que des langues mortes. Il n’est en effet de langue vivante que lorsque l’humain qui la parle l’utilise par nécessité. Sans motivation, l’apprentissage scolaire devient pensum.
Voyez en revanche comme il est facile à l’enfançon d’apprendre en même temps le langage et sa langue maternelle ! Car toute langue s'acquiert en situation réelle, dans les usages de la vie courante, par la nécessité de la communication.
Et voyez donc comme on oublie la langue dont on n’a plus l’usage ! C’est que la langue a besoin d'être entretenue constamment par la pratique pour demeurer langue vivante.

Le prix des langues à l’école

Et pourtant, qu'est-ce qu'on en met, de l’argent, dans l'apprentissage des langues à l'école ! Il y a bien sûr dans le secondaire les professeurs formés, certifiés, pédagogues spécialisés, mais aussi, à l'école élémentaire, de ces personnes agréées par l’administration du MEN, qui parfois enseignent leur propre langue maternelle. Dans l’arsenal pédagogique, on a les manuels bourrés de grammaire et de beaux textes littéraires, le voyage linguistique une fois dans la scolarité, le laboratoire de langues (exceptionnellement), et l’enseignement par les TICE, les Techniques de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement, comme si l’ordinateur était mieux capable qu’une personne de rendre une langue étrangère utile…

Ah, si mes parents avaient eu les moyens, j'aurais sans doute fréquenté les ateliers de langue du mercredi, j’aurais fait chaque année un stage en Angleterre ou aux Etats-Unis, et nous aurions eu une jeune fille au pair, une bonniche qui m'aurait entretenu dans son bel idiome anglo-saxon et peut être dessalé par la même occasion. Comme on n’en avait pas, j'ai été en colo où j'ai appris des gros mots et un peu d’argot parisien, puis chez ma grand’ tante tourangelle qui parlait un français impeccable, en roulant l’r, très vieille France, mais ne pigeait pas un traître mot d’angliche.

Les gens friqués savent qu’il faut investir quand on apprend une langue. Mais toutes leurs dépenses n'auront guère plus d'effet que la méthode Assimil ou les vieux coffrets Hachette pour ordinateur qu’on retrouve parfois en souffrance dans les vide-greniers. Ca me fait penser à cette pub un peu surréaliste de mon enfance, une pub pour gogos, qu’on trouvait dans nos albums de petits mickeys et qui promettait d’apprendre le karaté par correspondance. Mon copain Mathias avait acheté la méthode, dépensé son argent pour rien et s’était en plus démoli la main.

Pour les langues, c’est pareil. A la sortie de l'école, quels que soient les moyens employés, quel que soit le niveau scolaire atteint, 9 Français sur 10 ne parlent toujours que français. Très mauvais rendement ! Le problème ne date pas d'hier. Tous les gouvernements que j’ai connus se sont obstinés à remettre de l'argent dans l'apprentissage des langues à l'école. En vain.

Comment voulez-vous que ça marche ?

Les professeurs ont devant eux entre 20 et 30 élèves à la fois. Sur 55 minutes de cours, ça fait en gros 2 minutes et 12 secondes de temps de parole par élève. Comme le prof en utilise souvent lui-même la moitié, ça ne fait déjà plus que 66 secondes. Le petit tiers des « bons élèves » finissant de monopoliser la parole, il s’avère que les deux tiers au moins des élèves ne s’expriment que très rarement, et n’ont donc pas vraiment besoin de faire l’effort intellectuel de construire une phrase et de rechercher dans leur mémoire un vocabulaire qu’ils n’ont d’ailleurs pas encore rencontré assez souvent pour s’en souvenir. Fut ce au rythme de 4 heures par semaine et 36 semaines par an, ce n'est pas suffisant pour apprendre sérieusement à parler une langue étrangère, une langue non maternelle.

On prétextera que l’enseignement français est trop livresque, qu’il s’appuie trop sur l’écrit et pas assez sur l’oral. Fort bien, mais je n’ai pas eu connaissance que les bacheliers français étaient capables de lire et comprendre un roman ou un article étrangers, ce qu’un enseignement livresque aurait pourtant dû leur permettre.

Qu’à cela ne tienne, nous avons la parade : La manière d’enseigner, ainsi que les supports, nous assure-t-on, se sont "modernisés" (ah, le joli vocable !). Il s'agit pourtant toujours et encore de faire analyser la langue et d’en inculquer les règles de grammaire. Ce travail répond évidemment à une légitime exigence intellectuelle de compréhension de la langue, mais la grammaire, qui est une affaire de structure cachée, ne peut s'apprendre et se faire vivante et intéressante que si elle s'applique en même temps sur des matériaux usuels, variés et nombreux, si elle n’apparaît qu’après coup, comme une explication rationnelle du mécanisme de la langue qu'on sait déjà faire fonctionner - une révélation, quoi ! Apprendre la grammaire d’une langue étrangère ne peut découler que d’une investigation scientifique du phénomène langue, ou d’une enquête minutieuse à la Sherlock Holmes. La règle de grammaire ne peut pas être posée a priori ; elle n’est convoquée que par les questions que la langue pose.

Le vocabulaire est également abordé dans des situations dites « pédagogiques », c'est-à-dire arrangées pour sembler réelles, mais pas réelles du tout. Je me rappelle mon professeur d’allemand de l’Ecole Normale, qui poussait la bêtise jusqu’à réduire l’activité de ses élèves à du simple psittacisme, nous faisant répéter à longueur de séances des formulations enregistrées sur un magnétophone. Quel fumiste ! Quel ennui pour nous ! « My taylor is rich », un tel lexique, factice, est inutilisable, mort-né. Le vocabulaire le moins courant, le plus subtil, le plus beau, n’est par ailleurs jamais rencontré assez souvent pour être mémorisé. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’on soit obligé de chercher ses mots... et qu’on ne les trouve pas.

Commencer le plus tôt possible l'apprentissage d'une langue étrangère, comme le voulait Jack Lang, a été présenté comme la solution : après ça, sûr que nos bacheliers comprendraient Shakespeare. Peut-être était-ce une bonne idée, car il est vrai que les jeunes enfants sont curieux, demandeurs, et que l’intelligence de la langue, y compris celle de la langue maternelle, se développe essentiellement par comparaison, analogie, déduction, sériation, classement... Ainsi, l'enfant qui nomme les objets en deux langues a-t-il certainement plus tôt qu’un autre conscience de ce qu'est un mot ; il est de même mieux armé pour distinguer les phonèmes, ce qui favorise l'entrée dans la lecture et l'écriture.

Malheureusement, la belle ambition du programme de Jack, à peine annoncée, s’est rabougrie comme peau de chagrin. Faute de sous ! Ce qu’il en reste - 90 minutes hebdomadaires d'enseignement précoce à partir du CE2 - n’a absolument pas amélioré les performances des élèves à la sortie de la classe de 6ème.
J’ai pu le vérifier moi-même. J’ai en effet pendant un an initié à l’allemand dans une classe de CM2, qui avait donc déjà deux années d’allemand à son actif : 27 sur 30 de ces élèves étaient incapable de produire la moindre phrase, pas même « Ich heisse Ploumploum und ich bin X Jahre alt. » Qu'on commence l'allemand au CE1 ou en 6ème ne change rien. L’enseignement précoce d’une langue, devenu depuis une initiation à la culture, fait rigoler les professeurs des collèges. Ca ne sert à rien.

Les manuels et cahiers d’exercices n’existent que pour soutenir, accompagner, guider, suppléer le professeur, ou occuper l’élève, mais ce ne sont que des objets sans âme qui enferment la langue dans le « virtuel » et n’intéressent à la rigueur que les enfants qui se délectent déjà de la langue, à condition de n’être pas trop bêtifiants comme c’est souvent le cas.

Le voyage linguistique, en revanche, pourrait se présenter sous un jour bien plus vivant. On serait immergé dans une famille, obligé de communiquer avec nos correspondants… Mais non. là encore, on n’a guère l’occasion de parler la langue, puisqu’on reste entre français ; mais on visite des monuments, on se plonge dans la culture du pays, on voit des trucs nouveaux, et surtout, on se marre avec les copains. Le voyage linguistique, c'est l'école buissonnière, pour le prof aussi qui, le temps du séjour, se retrouve potache, proche de ses élèves, heureux de sortir de la classe et d’oublier la pédagogie. Tout le monde est heureux; là est le vrai sens du voyage scolaire.

Oublié le laboratoire de langue, trop cher, nous voilà devenus fans de l’enseignement par ordinateur, à cause de son côté interactif et ludique (paroles magiques). Exercices chronométrés, questionnaires à choix multiples, animations, musique et buzz, évaluation automatique, difficulté progressive, la machine s’adapte en outre à chaque élève qui apprend ainsi à son rythme… Super confortable pour le prof ! Oui mais, converser avec une machine : quelle misère ! Il faut une sacrée motivation pour se sentir concerné et responsable de ses apprentissages. Hé! Au fait : à quel moment on parle ?

Les langues à l'école? C'est la croix et la bannière.

(à suivre)

(1) Bien sûr, nous ne désirons que le minimum qui permette de demander le prix d’un café ou la direction des toilettes. Mais une langue est un corps vivant, nourri d'une longue généalogie, qui porte en soi toute son histoire. Cela ne mérite-t-il pas qu'on en goûte un peu la beauté, l'intelligence et l'efficacité ? N’est-il pas dommage de la réduire à quelques formules passe-partout et souvent bancales. C’est pourtant ce qui arrive à l’anglais véhiculaire, d'une pauvreté affligeante. Nonobstant, certains y voient l’embryon de la prochaine langue vernaculaire mondiale. Peut-être finira-t-il au contraire comme le latin, dispersé dans des dizaines d’autres nouveaux idiomes…


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