mercredi 6 novembre 2019

Pour l’amour du petit Célestin

 Je l'ai appelé Célestin comme Freinet dont le travail pertinent et sincère, militant de la cause des enfants, du citoyen et du progrès social, n'a guère influencé les pédagogues penseurs de notre grande maison Education Nationale.

Célestin est un petit garçon qui, après deux années de maternelle, arrive en grande section et ne sait pas compter : il est incapable de retenir la suite des nombres au-delà de six - et encore ! et il est incapable de dénombrer. Lorsqu'on lui demande combien il y a d'objets devant lui, il en oublie certains et en compte d'autres deux ou même trois fois ; chez lui, la récitation de la suite des nombres est presque indépendante du geste de montrer les objets. Si vous lui demandez plusieurs fois de suite combien il y a d'objets devant lui, il est obligé de les recompter, à chaque fois, même s'il n'y a en a que trois. Il ne sait pas non plus dire si cinq est plus ou moins que quatre. Célestin n’a pas la moindre idée de ce qu'est un nombre. Une catastrophe.

Célestin a bien sûr d'autres difficultés : il articule très mal, sa syntaxe est chaotique ; il n'est pas intéressé par ce qu'on apprend à l'école, il préfère jouer. Alors, vous pensez s’il est loin de la lecture... ! A l'école, Célestin est un enfant effacé, tranquille, plutôt facile, toujours d'accord pour faire ce qu'on lui demande. Seulement, il traîne, il souffle, il se laisse distraire, il joue et finit même parfois par s'endormir sur son ouvrage. Lorsqu’il n'est pas sollicité par le maître, presque toujours, il est dans la lune.

Mais Célestin n'est pas du tout un bêta. Il est même au contraire très fort pour comprendre comment fonctionnent des trucs mécaniques qui laissent les autres enfants perplexes et il a toujours une solution concrète et hardie pour se sortir des situations difficiles de la vie courante. Et puis, en ce qui concerne les affaires des grandes personnes, on peut dire qu’il en a une connaissance étonnante et même une certaine finesse de jugement.

Le conseil de cycle a décidé que Célestin devrait "bénéficier" du tout nouveau dispositif de l'aide personnalisée (APED), deux fois par semaine, de quatre heures à cinq heures. Aussi les maîtres de l'école se pressent-ils le citron pour trouver comment ils vont aider Célestin à surmonter ses difficultés : prendre appui sur ses compétences, sur les domaines qui l'intéressent, bien sûr ; revenir sur des notions qu’il aurait dû acquérir en petite et moyenne sections, évidemment ; acheter du matériel pédagogique spécifique serait intéressant également ; et cetera. Et c'est parti pour une cinquantaine d'heures, avec au final - je le prédis - un résultat décevant, des acquis qui demeureront trop fragiles, une motivation qui brillera toujours par son absence.

Il faut chercher ailleurs. Vous m'avez compris : dans la famille. C'est que le système familial de Célestin, pour le peu que nous en savons, est plutôt compliqué, avec une géographie peu banale et des relations internes parfois tendues. Il n'y peut rien, Célestin, mais à présent que les orages sont passés, que les adultes ont bien tout fait pour le préserver de dégâts collatéraux, il s'y trouve tellement bien, si confortablement chouchouté, qu'il n'a pas du tout envie qu'on y change quoi que ce soit. Vous allez comprendre...

Fidèles à notre principe d'associer la famille aux actions de remédiation aux difficultés, nous avons rencontré la maman et le papa de Célestin à maintes reprises, avec le grand frère, ainsi que les grands-parents, et bien que nous dussions reconnaître que nous avons échoué dans notre entreprise, par manque de temps et d’aide extérieure, nous avons tout de même pu comprendre ce qui empêchait Célestin de s'intéresser aux apprentissages.

Voici : les parents ont divorcé peu après la naissance de Célestin. Bien sûr, c'est une chose naturelle, quand on ne s'aime plus ou quand, malgré l'amour, on ne parvient pas à vivre en harmonie, à faire la paix des ego. Lorsqu'ils sont en notre présence, les parents ne trahissent aucune animosité l'un envers l'autre ; nous les devinons seulement tristes et sur le qui-vive, comme si leurs blessures étaient encore douloureuses.
Célestin aurait pu penser que ses parents s'étaient séparés à cause de lui (comme cela arrive souvent lors d'un divorce, nous dit-on). Mais non, Célestin était trop petit. Son grand frère, en revanche… Célestin a cependant été considéré comme la personne qui souffrirait le plus de cette séparation. Toute la famille a donc veillé à ce qu'il soit constamment entouré d'attentions, préservé et consolé des difficultés de la vie. Sa maman en particulier a développé pour lui un amour un peu trouble, très excessif dans ses manifestations, doublé de surcroît d'une admiration véritable et parfois proche de la béatitude.

Le papa vit loin, avec une autre femme. Il reçoit ses enfants, par périodes, certains week-ends et pendant les vacances. L'éducation de Célestin et de son grand frère est pour lui un constant sujet de dispute avec la maman. Il affirme n'avoir aucun problème de discipline, tout en avouant tout de même sentir que quelque chose cloche, sans trop savoir comment le définir. En fait, et contrairement à ce qu'il dit en toute bonne foi, il me semble que le papa veut compenser son absence et tente de réparer les dégâts qu’il impute à son départ, par beaucoup d'indulgence.

La maman travaille. Elle se sent un peu coupable d'abandonner son fils en garde. C'est pour cela qu'elle compense elle aussi ce qu'elle croit un temps d'amour manquant par un temps d'amour augmenté, en lui pardonnant facilement toutes ses bêtises et en cédant à presque tous ses caprices. Elle avoue sincèrement avoir beaucoup de mal à lui refuser quelque chose.
Après le divorce, la maman est retournée habiter chez ses propres parents, avec Célestin et le frère de trois ans son aîné.

S’il est vrai que tout au long de notre vie, nos parents pensent conserver sur nous une autorité, un droit de nous parler franchement, voire avec sévérité, quitte à ce que ça nous soit désagréable, les grands-parents maternels de Célestin sont d’un genre plus invasif encore. Dès lors, comment, à presque trente ans, cette fille qui vit sur le territoire de ses parents pourrait-elle grandir, s'émanciper, bref, devenir une adulte et une mère à son tour ? Aux yeux de Célestin, qui voit ses grands-parents diriger la maisonnée, sa maman n’est qu’une enfant comme lui, une sœur, comme lui obligée d’obéir. Et puisque sa maman elle-même ne se positionne pas fermement en temps que mère, Célestin est parfaitement légitimé dans l'idée que sa mère et lui ont une place égale dans la famille ; c'est pourquoi, même devant moi, il lui parle avec tant d'assurance, d'insolence et de dédain, comme cela arrive entre les membres d’une fratrie ou les simples camarades de la cour d’école

Célestin est gardé la plupart du temps par ses grands-parents. A la maison, il est volontiers associé aux activités, surtout celles du grand-père, bricolage et jardinage, qu'il aime bien. Les grands-parents avouent cependant que Célestin n'en fait presque toujours qu'à sa tête. « Mais ce n'est pas notre rôle, de faire son éducation. Vous comprenez… » Disent-ils. On peut en effet leur concéder qu’ils n’ont pas le rôle principal, mais je crois qu'ils se trompent gravement s’ils renoncent à faire l’éducation de Célestin. Peuvent-ils en effet sans dommages traiter leur fille comme une enfant et, en même temps, octroyer à leur petit-fils les prérogatives d’un adulte ?

A la maison, avec tous les membres de sa famille, Célestin a le comportement typique de l'enfant demeuré au stade de l'égocentrisme : il se voit au centre du monde, il impose ses volontés, il pense que les autres n'existent que pour son service. Car nous en apprenons de belles :
- Il a des colères monstrueuses dès l'instant qu’on le contrarie un peu fermement, ou qu'il n'obtient pas ce qu'il veut, ou si on ne lui donne pas satisfaction assez vite. Un rien peut les déclencher, surtout avec sa maman qui finit toujours par lui céder. (En revanche, rien de cela à l'école, où cette façon de réagir ne lui vaudrait que des désagréments.)
- Quoi qu’on dise ou qu’on fasse, il finit toujours par désobéir, car c'est son désir qui prédomine, qui déclenche son intérêt ou sa répulsion pour les choses.
- Il sait tout, mieux que tout le monde. Il se permet ainsi de corriger sèchement sa maman lorsqu'il pense qu'elle se trompe, y compris en ma présence.
- Il coupe la parole aux adultes parce qu'il ne peut pas attendre de dire les choses ; on se demande parfois s’il ne dit pas exprès n’importe quoi pour le plaisir de couper la parole…
- Il n'écoute pas les autres. Quand il communique avec les adultes, c'est uniquement pour dire ce qui lui trotte dans la tête et non pour répondre à une sollicitation ou poursuivre une conversation (1). Parfois même, il signifie ouvertement son refus de subir une conversation qui lui déplaît en se bouchant les oreilles. C’est ce qu’il fait systématiquement lorsqu’on lui adresse un reproche.
- Et puis, il est jaloux de son frère. Et çà vaut la peine que je vous le raconte.

Au cours d'un de nos entretiens - face à nous, papa à gauche, maman à droite, Célestin entre les deux -, le grand frère qui lisait un livre dans un coin s'approche et s'appuie tendrement contre sa maman pour lui demander à l'oreille s'il peut sortir jouer. Je vois aussitôt Célestin s’agiter, son visage s'assombrir, et le voilà qui balbutie douloureusement « non, non » et tente de détacher son frère de sa maman en le tirant par la manche.
Une idée me vient… Ce sacré gamin, il faut qu'il sorte ce qu'il a dans le ventre et que ses parents en soient les témoins. Je dis « Bon, Célestin, va t'asseoir sur les genoux de ton papa. » Il résiste un peu, se demandant ce que j'ai derrière la tête, mais il finit pas y aller parce qu’il sait qu'ici, c'est moi le patron. Puis je le regarde bien droit dans les yeux et lui dis : « Célestin, maintenant, tu vas m'écouter. Ta maman a deux petits garçons et elle les aime tous les deux pareil. Alors ton grand frère va maintenant s'asseoir sur les genoux de votre maman et votre maman va lui donner un gros bisou, un gros, gros bisou pour lui montrer qu'elle l'aime. Après, il ira jouer et toi aussi, tu pourras avoir un bisou. » La réaction de Célestin est fulgurante. Il se débat pour échapper à l’étreinte de son père en hurlant un déchirant « Non ! C'est ma maman ! » - un cri qui lui vient du fond des tripes - avant de s'effondrer en sanglots, avec d’éloquents gestes de désespoir. C'en est trop pour la pauvre maman qui laisse rouler sur ses joues deux grosses larmes.

Nous avons alors une petite explication dont le but est de mettre des mots sur les sentiments de Célestin, de son frère et de sa maman, et de démêler ce qui, dans leur relation, est normal et juste de ce qui ne l’est pas (oui, nous avons cette prétention !). Un peu plus tard, une fois la tension retombée, la maman qui jusqu’à ce jour s’était toujours montrée extrêmement réservée, accepte enfin, quoique timidement, de se livrer. Elle avoue ainsi que le plus difficile pour elle, ce qui la chagrine et l'épuise, ce sont les sempiternelles disputes, parfois d'une violence effrayante, qui éclatent entre ses deux fils. Elle n'a pas la solution à ce problème et elle avoue donc avoir besoin qu’on l’aide.

J’ai bien quelques trucs à lui suggérer, mais à ce stade, je n’ose pas, car il serait plus judicieux de faire appel à un psychologue, un professionnel, d’autant plus que nous apprenons maintenant que Célestin dort dans le même lit que sa maman, e que je traduis par « il couche avec sa mère ».Et pas moyen de le tenir éloigné de ce lit ! Alors je me dis que c'est plutôt le grand frère qui aurait de bonnes raisons d'être jaloux, mais celui-ci me rassure, d’une syllabe et d’un geste signifiant « Ca ne me pose pas de problème. » Il semble donc plutôt bien l'accepter ; c'est en effet un bon garçon, déjà philosophe ; et c’est tant mieux. Mais en ce qui concerne notre petit Célestin, le constat est terrible parce qu’il est désormais avéré (pour nous) qu’il a pris la place de son papa dans le lit et dans le cœur de sa maman grande sœur.

La maman de Célestin n'est plus seulement sa soeur, elle est aussi son épouse. A observer les regards coulés d’attendrissement et d’admiration de la mère pour l’enfant, on voit de suite que ce n'est pas le complexe d'Œdipe qui est à l'œuvre ici, mais le complexe de Jocaste, la mère qui se prend d’amour pour son fils. Bon, si on ne croit pas à quelque vérité de la psychanalyse, on peut balayer cela d’un revers de main. Malheureusement, pour comprendre la gravité de la situation, nul n’est besoin d’une fumeuse théorie, le simple bon sens y suffit.

Je parachèverai ce portrait de famille en vous apprenant qu’au cours de nos entretiens, nous avons mis à jour que Célestin est parfaitement conscient du pouvoir qu’il exerce sur chacun des membres de sa famille. Pour preuve : lorsqu’un jour, à brûle-pourpoint, je lui ai demandé qui commandait à la maison, il m’a répondu sans la moindre hésitation : « C'est moi. » Qu’il se soit ravisé un peu, plus ou moins penaud et bredouillant, ne fait que révéler qu’il sait aussi qu’il vient de dire une énormité, qu’il sait que les enfants ne commandent pas à leurs parents mais leur obéissent. Je regarde la maman. Elle demeure silencieuse, le papa aussi. Elle sourit d’un air niais, le papa soupire avec une expression qui se voudrait plus grave…

Ces constats effectués, il nous reste à comprendre dans quelles dispositions Célestin arrive à l’école, pourquoi il a tant de lacunes, pourquoi il ne parvient pas à les combler, pourquoi il n’en fiche pas une rame à l’école.

D’abord, je me dis qu’à la place de Célestin, contraint par l'école, je regretterais moi aussi le doux cocon familial, où je suis le maître irresponsable et absolu. Je n'aurais pas envie de me faire violence pour accepter des règles qui me frustrent, pas envie de fournir des efforts qui ne m'apportent pas de satisfaction immédiate. Je me rebellerais... ou bien je jouerais l’absence au monde scolaire, comme lui.

Concernant ses difficultés de compréhension et ses retards d’apprentissage, je supputais que Célestin n'était guère sollicité à la maison, qu'on lui parlait sans doute assez peu, qu’on usait d’un vocabulaire simple, peu étendu, toujours le même, qu’on ne jouait pas avec lui et que la télévision devait souvent lui faire office de nourrice. Voilà des choses bien difficiles à dire à une famille sans qu’elle se sente mise en accusation - et de fait, c’est bien leur responsabilité qui est ainsi pointée. Alors, nous en sommes restés au simple constat et j’ai suggéré de petites choses à faire : lui lire des histoires, jouer à des jeux de société avec lui et avec son frère, limiter le temps de télévision, reformuler ce qu'il dit incorrectement, l’inscrire à une activité collective, et cetera. Est-ce que cela a été fait ? Je ne sais pas.

Enfin, si j’étais Célestin, je serais moi aussi découragé par trois années d’école sans plaisir, ni réussite. Sans doute aurais-je aussi comme lui déjà le vague sentiment de n’être pas à ma place et de faire partie des nuls. Et comme lui je me retrouverais à la marge d’un cercle vicieux, dont je finirais bientôt prisonnier, sans autre choix, afin de garder de moi-même une image satisfaisante, que de me mentir, de croire que mes raisons sont les meilleures et que ma nullité est en réalité mon titre de gloire.

C’est terrible, n’est-ce pas ? A ce stade de sa scolarité, si personne ne met le doigt dans l’engrenage pour briser le cercle fatal, Célestin est perdu : le voilà parti pour dix ans de souffrance scolaire, et à la fin… rien, ou presque. Mettre le doigt (là où ça fait mal !), c’est travailler sans relâche avec la famille, dans le but de l’amener à changer son mode de fonctionnement afin que Célestin apprenne à accepter la frustration, à différer la satisfaction de ses désirs (2), afin qu’il prenne confiance en lui sur le terrain scolaire et découvre la satisfaction de l’effort et de l’apprentissage. Mettre le doigt, c’est pour les enseignants revoir leurs façons de faire sous l’angle de la relation à leur élève et oublier la pédagogie qui n’est souvent qu’un bricolage répétitif, sans enthousiasme, qui peut s’avérer destructeur pour les enfants dont l’entourage ne les a pas préparés à s’y adapter. Nous ne parlons pas que de la réussite scolaire, nous parlons aussi du bonheur.

Avec la famille de Célestin, il y avait du boulot, c’est vrai, et nous y avons échoué, malheureusement. Mais il serait vain de la mal juger. La famille est le premier lieu social de l’enfant. Celle de Célestin, toute de guingois qu'elle puisse sembler, est composée de personnes qui s'aiment et se protègent mutuellement. Si cette famille fonctionne de cette façon inadaptée et parfois douloureuse, c'est à cause de son histoire, à cause des conditions économiques, à cause du dénuement culturel et de l'ignorance dans lesquels on l'a laissée ; elle n'avait sans doute pas la possibilité de fonctionner autrement. Déterminisme ? Certainement.

Pour aider cette famille à accompagner ses enfants sur le chemin de la réussite à l'école - et dans la vie -, nous ne gloserons pas sur le divorce, sur la maisonnée commune avec les grands-parents, sur le peu de disponibilité de la maman ou l'éloignement du papa, bref, sur les contingences. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie, mais on peut essayer de changer son regard sur les choses de la vie. Il s'agit donc d'aider ces personnes à prendre conscience de leurs attitudes et comportements, ainsi que de leurs conséquences insoupçonnées ; il s’agit de leur apprendre à éviter les pièges dans lesquels les précipite souvent leur désir de bien faire.

Dans le cas de Célestin, je n’ai pas été assez convaincant, je manquais de temps et j’aurais eu besoin d’aide ; la famille n’avait quant à elle guère la volonté de changer : tout ça ne lui apparaissait pas bien grave. Célestin a donc continué de "bénéficier" de l'aide personnalisée et du soutien du RASED. Pour longtemps et pour pas grand-chose. L'année suivante, je voyais chaque matin la maman de Célestin qui le déposait à la porte de l’école, se séparait de lui d'un baiser mouillé sur la bouche et restait plantée là à l'admirer jusqu'à ce qu'il disparût dans le bâtiment. Et je voyais aussi le grand-père qui venait le reprendre à quatre heures et qui, jamais une seule fois, n’est parvenu à l'obliger à s'asseoir à l'arrière de la voiture, ni à attacher sa ceinture.
Célestin a maintenant dix ans et ses difficultés scolaires se sont aggravées. Bientôt il ira au collège.

Peut-être faudrait-il, avant que l’enfant paraisse, une école des parents, des grands-parents, des oncles et tantes, des frères et sœurs… sous quelque forme que ce soit, en un lieu où les personnes en charge d’éducation d’un enfant pourraient échanger des expériences, des inquiétudes, des recettes, où elles rencontreraient des professionnels, des psychologues, des enseignants, des éducateurs, des autres parents, des gens extérieurs, neutres, non concernés, qui pourraient leur apporter des réponses individuelles, les guider vers de bons principes d'éducation.

Peut-être faudrait-il aussi une école des enseignants qui soit bâtie sur le même modèle, où ils pourraient partager leurs expériences et… rencontrer des parents.


 Notes

(1) De nos jours, on écoute beaucoup les enfants. C'est bien. Mais la parole des enfants est devenue si importante qu'elle prend parfois le pas sur toute autre parole, à tel point que l'expression en soi se trouve favorisée au détriment de la communication et du sens. Des adultes, par exemple, s'arrêtent ainsi de converser entre eux pour écouter religieusement un enfant baragouiner n'importe quelle sottise avec la seule idée qu'on s'occupe enfin de lui et, pour finir, le gratifient même de chaleureuses mais hypocrites félicitations.
A l'école maternelle aussi, on observe ce travers, cette dérive de l’expression libre avant tout, qui fait perdre beaucoup de temps et n’éduque pas aux règles du dialogue. Je suis pour dire la vérité aux enfants. Si l’intervention est hors sujet ou motivée par le besoin d’accaparer l’attention, je l'interromprai : « Ce n'est pas le moment, nous ne parlons pas de cela, garde ça pour plus tard… »

(2) Un bon indicateur de l'enfant encore égocentrique est sa difficulté (dans le cas de Célestin, c’est carrément de l'incapacité) à se situer dans le temps, à dire si on est le matin ou l'après-midi, si le lendemain il y a de l'école ou pas, s'il doit attendre longtemps ou pas avant le repas, et cetera. Son besoin de satisfaction immédiate l’empêche de se projeter dans l'avenir. Ne connaissant pas la frustration, il vit dans un présent éternel.
Alors quand vous lui promettez le lundi de l'emmener au cirque « samedi prochain », il ne manquera pas de vous tanner toute la semaine pour y aller de suite ou savoir « C'est quand ? ». Horripilant, n'est-ce pas, mais pas de sa faute. Il n'y a que vous, ses parents, qui puissiez le sortir de cet égocentrisme.


NB : Une structuration du temps défaillante va souvent de pair avec la difficulté à comprendre la numération !

vendredi 20 septembre 2019

La recherche d’une vérité commune

(un cas d'école)

Revenons à l'école primaire et à l'éducation. Mon objectif est toujours le même : à vous, parents et enseignants, je veux démontrer que la réussite scolaire d'un enfant se peut se construire qu’au fil de votre dialogue, à la condition qu'il soit sincère, placé sous le signe de la confiance et de l'empathie. J’ai vécu dans l'exercice de ma profession de maître d'école des situations souvent difficiles, autant pour les familles que pour moi-même. Dans ce contexte, il m’a fallu parfois faire mon examen de conscience et me rappeler à mon devoir d’humilité ; je n’y ai pas toujours réussi. Voici le récit d’un de ces moments.

Il était une fois une maman à qui je disais, en début d'année, cette toute petite chose : que son petit garçon, entre autres difficultés, ne parvenait pas à mémoriser l'écriture de son prénom et qu'il était temps de s'en inquiéter car, en grande section d'école maternelle, tous les enfants y parviennent normalement sans problème. Et la maman me répondait : « Pourtant, à la maison, il sait... »

Nos deux affirmations semblent se contredire, n’est-ce pas ? Est-ce parce que l'un de nous deux ment ?
Je sais, moi, que je ne mens pas, et que ce que je dis là, je l'ai constaté maintes fois et même vérifié juste avant d'en faire part à la maman, histoire d’en être parfaitement sûr. Mais je ne crois pas non plus que la maman me mente, car il est possible qu'à la maison, pour diverses raisons que je ne connais pas encore, l'enfant soit vraiment capable de faire une chose qu'il ne sait pas faire à l'école, sinon, ce serait évidemment la maman qui mentirait, et à soi-même en premier lieu. Quoi qu'il en soit, dans ce dernier cas, jamais je ne lui en ferai part. Je la laisserai parvenir à sa propre conclusion, qu'elle l'exprime ou pas.

Que faire ? Puisque je viens de soulever un problème, il nous faut le résoudre. Ne jamais reculer, c'est la règle. La première et indispensable chose à faire est de nous trouver une vérité commune, sans quoi nous n’aurons aucune chance de parvenir à aider cet enfant à réussir à l’école.
Sans attendre, je demande donc à l'enfant d'écrire son prénom en lettres minuscules d'imprimerie. Il jette un coup d’œil interrogateur à sa maman ; celle-ci baisse un peu la tête en signe d’acquiescement et le voilà qui se met à écrire. Mais bientôt, il s'interrompt, hésite, se rembrunit. Alors la maman vient à son secours : « Voyons, tu le sais bien, ce qui vient après. A la maison, tu sais l’écrire, ton prénom. » Et comme l'enfant n’ose encore, elle finit par lui donner cette fameuse lettre qu'il connaît mais qu’il a oubliée. L'enfant continue et puis, sans s’en rendre compte, il inverse les deux dernières lettres. « C'est normal, parce qu'à la maison, je ne lui ai pas appris les minuscules. » Explique la maman.

Evidemment, cela n’a rien à voir, mais en deux phrases, cette maman vient de disqualifier, aux yeux de son enfant, le maître et son enseignement. Elle affirme en effet, contre l'avis du maître, que l'enfant sait ce que manifestement, à cet instant-là, il ne sait pas. Elle oppose aussi implicitement l'enseignement de l'école, qui n'aurait pas eu d'effet, à celui de la maison qui aurait été efficace. De cette manière, il arrive souvent que l'enfant donne davantage de crédit à ce qu'il a appris à la maison et considère par conséquent qu'il n'a plus besoin d'apprendre à l'école. Il n'entend donc plus la parole du maître ; et ça peut être une cause de difficulté scolaire.
Mais ce n'est pas volontaire, bien sûr. C'est seulement parce que les parents veulent que leur enfant réussisse à l'école qu'ils lui apprennent, par anticipation, tout un tas de choses à la maison. Et c'est très bien, c'est ce qu'il faut faire. (Les enseignants ne s’en privent pas avec leurs propres enfants, à l’excès parfois.)

Je vous donne un exemple : les parents savent lire, ils sont donc capables de montrer à leur enfant comment eux-mêmes font pour comprendre ces petits gribouillis des livres qui renferment des histoires. Pas besoin pour ça de sortir de master, bac + 5, il suffit d’expliquer à l'enfant : « Tu vois, là, sur ton bonnet, j'ai brodé ton prénom pour que la maîtresse sache à qui il appartient, si jamais tu le perdais. Les signes que tu vois sont des lettres. Pour chaque lettre, on dit un son. Pour lire ton prénom, la maîtresse dit comme ça, dans sa tête : M, A, KS, I, M, E. Maxime. » Et hop, le tour est joué. C’est une façon de procéder parmi d’autres. On lit des histoires dans un livre et on répond simplement aux questions. Il suffit d'un peu de logique et de patience pour emmener avec soi un enfant sur les chemins de la lecture.
Où est le mal ? Où est le danger de se tromper ? Il n’y en a pas. Les parents ne doivent pas avoir peur d’apprendre à lire à leurs enfants et les enseignants doivent l’accepter et ne pas avoir le sentiment d’abandonner une partie de leurs prérogatives ; ils ont tellement d’autres choses à enseigner ! Au moment où l'enfant est disponible pour un apprentissage, il serait idiot et néfaste de le lui refuser ?

La maman et moi allons donc chercher ensemble une vérité commune. Parce que j’ai un regard neutre, qui n’est pas biaisé par les œillères de l’amour, cette vérité sera certainement plus proche de la mienne que de la sienne. Pour amener la maman à entendre ma version, sans qu’elle se sente pour autant mise en examen, il me faut user de diplomatie, et plus encore, de délicatesse :
« A l'école, nous avons appris à reconnaître et à écrire les prénoms en lettres minuscules. C’est pour cela que je m’étonne que Maxime n’y arrive pas encore. Mais, en vérité, j’ai mon idée sur la question. Voyez-vous, j'ai remarqué une chose : c'est que votre petit garçon est très malin ; il comprend par exemple très vite comment s’épargner de la peine. Alors, peut-être à la maison avez-vous quelque part un modèle sur lequel il peut copier sans que vous vous en aperceviez ? Je le soupçonne même d’être assez habile pour se faire aider sans que la personne qui s’occupe de lui s’en rende compte. Alors, je me dis que si, tout en faisant illusion dans certaines circonstances, il ne sait toujours pas écrire son prénom sans modèle, c’est qu’il a trouvé moyen de s’économiser l’effort de le mémoriser… » Et cetera.

Et ainsi de questionnements en réponses, entraînant des ajustements, des concessions, des aveux, nous en arrivons au test qui va révéler à la maman notre vérité commune : quand je demande à Maxime d’écrire son prénom en majuscules, il ne le sait pas non plus. Cette fois, la maman et moi tombons d’accord pour dire que Maxime ne sait pas écrire son prénom de mémoire mais qu’il est assez intelligent pour y parvenir par toutes sortes d’autres moyens. Et je peux dès lors, sans crainte d’être incompris, dire à Maxime ce que nous attendons de lui : « A partir d’aujourd’hui, ta maman et moi, nous ne t'aiderons plus. Tu te débrouilleras tout seul. Parce que nous savons bien que tu es un petit garçon intelligent et que tu es parfaitement capable de retenir les lettres de ton prénom dans l'ordre. Nous comptons sur toi. »

Passée cette première étape, je peux maintenant avouer à la maman que Maxime a pas mal d’autres difficultés et que la raison profonde de ces difficultés est peut-être simplement qu'il croit ne plus avoir rien à apprendre à l'école et qu’il n'est donc pas intéressé par ce qu'on y fait. Je peux aussi lui demander d’être plus attentive à valoriser les apprentissages scolaires, et de veiller, lorsqu’elle veut apprendre quelque chose à son enfant, à ne pas lui mâcher le travail, mais au contraire à le laisser se coltiner la difficulté, à lui permettre de prendre la mesure vraie de ses connaissances et savoir-faire.

Avant que nous nous séparions, la maman, un peu inquiète, me demande :
« Cette histoire des lettres inversées... vous ne pensez pas qu'il pourrait être… dyslexique ?
Je lui souris comme à quelqu'un dont on se moque gentiment d'avoir dit une bêtise :
- Dyslexique ? Mais non, pas le moins du monde, madame. Vous allez voir, maintenant qu’il nous a entendus, qu’il sait que nous sommes d’accord, ça va s'arranger très vite. »

Le lendemain même, Maxime écrivait son prénom sans modèle et sans erreur, en majuscules et en minuscules. Pour ses autres difficultés, il a fallu attendre encore un peu. Normal, quand on manque d’entraînement, on n’escalade pas une montagne en une seule fois, on fait des pauses pour reprendre haleine.

mercredi 18 septembre 2019

La fin du collège unique, et ce qui s’en suit


C’était sous Valls, si je me souviens bien.

« Hier, j'ai regardé la télé et j'ai appris deux, trois choses. Par exemple, que notre gouvernement aurait trouvé la parade à l'échec (de sa politique ?) scolaire : en résumé, c'est la faute du collège unique et le collège unique doit donc être supprimé. La réforme phare fera que les élèves en difficulté se verront autorisés à quitter l'école plus tôt pour aller avec un tuteur s'initier à la mécanique ou à la coiffure.

Ca paraît une excellente idée, non ? Dans la mesure où ça abrège les souffrances de l'élève qui a décroché des apprentissages et qui désormais (ou depuis longtemps ?) subit l’école. Mais ne serait-ce pas en réalité une façon sournoise de se débarrasser du problème et, somme toute, un terrible aveu d’échec ? Après ça, le collège en effet n'aura plus besoin de se casser pour tirer vers le haut les élèves en difficulté ; à l'enfant qui ne se montrera pas capable d'apprendre, on ne demandera tout simplement plus rien. Comme Pilate qui s'en lave les mains !

On s'approche comme ça tout doucement du système allemand (je l'ai appris aussi) dans lequel, dès l’école primaire, les élèves qui ne montrent pas de dispositions pour les apprentissages ne sont pas poussés plus que ça à en acquérir et où le choix d'une filière se fait dès l’âge de dix ans. L'école allemande, qui n’a pas d’états d’âme, considère que si tu n'as pas fait tes preuves avant le collège, tu n'as rien à y faire. Direction CAP "und Arbeit". Pas question de glander ! C'est le fameux pragmatisme allemand ; un peu raide, mais bon, puisque nous prenons exemple, c’est que ça doit être bien. Ca a en tout cas l'avantage de faire baisser le taux d'échec. De la même façon, on crée un diplôme facile à obtenir et les jeunes qui sortent de l'école avec ce diplôme-là disparaissent aussitôt des mauvaises statistiques.

Dans le cas qui nous occupe, pas sûr du tout que le gamin exulte pour autant. Si encore les patrons avaient à cœur de former des apprentis, si les métiers manuels étaient convenablement rémunérés, si les métiers manuels étaient valorisés, et si les ouvriers avaient conservé cette conscience de classe et cette fierté farouche de travailleurs qui autrefois leur tenaient lieu de dignité ! Mais non. Les ouvriers n'ont plus d’orgueil, ils ne sont plus solidaires ; tétanisés par la victoire soudaine du capitalisme, ils restent cois, conscients de n’être que des pions, des rouages interchangeables et jetables, et capables seulement de mesurer l’ampleur de leur désespoir.
Se donnant l’illusion d’avoir gravi un échelon dans la hiérarchie sociale, certains à peine mieux lotis se voient de la classe moyenne. Dans notre inconscient collectif français (si cette chose existe), le travail manuel, l’artisanat même, sont destinés aux travailleurs non qualifiés, aux nuls. Qu’on m’épargne le couplet de la méritocratie et de l’ascenseur social sous prétexte qu’un plombier parisien gagne mieux sa vie qu’un directeur d’école ! N’importe quel CAP, c'est de la gnognote à côté du brevet des collèges. Certains enseignants ne se privent d’ailleurs pas de le faire remarquer à leurs élèves : « Monsieur Hormain, vous êtes un crétin. Ce qui vous attend à la sortie, mon vieux, c’est la pelle et la pioche, et au mieux, vendeur de chaussures. » Vous-mêmes, qui voyez un travailleur manuel, pensez tout de suite « Encore un qui n'a rien fichu à l'école ». C’est pour cela que la classe moyenne des gens qui ont une profession et non un métier, qui gagnent une fois et demi le SMIC, qui ont adhéré à l’amoral libéralisme, fort satisfaite de soi-même et encouragée par les politiciens intéressés, se démarque et développe un esprit de caste étroit et vain.

Cependant, même avec ton BEP, tu ne peux aspirer qu'au statut de smicard, sous-smicard dans la même gêne que le paumé illettré, bientôt que l’immigré qui accepte de travailler pour moins cher encore. Mais tout ça est du réchauffé : la revalorisation du travail manuel, j'en ai toujours entendu causer, sans jamais rien voir venir. Et les patrons artisans de geindre :
- L’école ne forme pas les jeunes au travail…
- Facile de critiquer, mais qu'est-ce que tu proposes ?
Je ne propose rien. Je ne peux pas changer le système qui veut ça ; tu comprends bien que si tu touches à un élément constitutif du capitalisme libéral démocratique, si par exemple tu augmentes le SMIC, tu provoques une réaction en chaîne qui met en péril l’équilibre inégalitaire, le déséquilibre économique institutionnalisé de notre société. Je ne propose rien parce que ce système ne peut pas résoudre ses contradictions, en l’occurrence, le nécessaire discours sur la noblesse du travail manuel et le nécessaire maintien du travailleur manuel dans le prolétariat, la servitude, la précarité et pour finir dans la pauvreté. Le système ne supporte pas une juste valorisation du travail manuel, pas même du travail tout court ; il faut jeter le système.

Mais comme la révolution n’est pas pour demain, face à cette situation, j'essaie de réfléchir à ce qui pourrait aider les enfants à ne pas se faire recracher par l’école, à ne pas en sortir trop amochés, à comment leur donner un espoir de ne pas totalement subir la fatalité sociale et, pourquoi pas, de maîtriser un peu leur destinée. Ca passe obligatoirement, d’abord par la capacité à s'adapter à ce monde, à son école, à son économie, à ses règles, de façon à pouvoir y survivre, puis par la compréhension de son fonctionnement, de ses mensonges et de ses dangers qui ouvre aux possibilités de s’en libérer. Voilà ce que devraient être le travail et la mission d’un enseignant : rendre chaque élève capable, en toute connaissance de cause, sans scrupules et sans regrets, de choisir sa vie, y compris en prenant des chemins de traverse. Evidemment, l’enseignant n’a pas tant d’influence sur la vie de ses élèves. Il ne peut d’ailleurs pas se permettre de sortir de son rôle qui est de faire entrer l’enfant dans le système et de lui en faire adopter la logique. (Ce fut particulièrement sensible les dernières années que je travaillais ; ça l’est davantage encore aujourd’hui)

Cette adaptation est cependant nécessaire et salutaire, je le répète, parce qu’entrer dans le jeu social, c’est se donner le temps d’être reconnu, de se faire une place, d’acquérir un minimum de sécurité et des outils pour l’avenir. Mais pour ça le collège arrive bien trop tard ; pour des enfants de 11 ans, il ne peut déjà plus rien, ou pas grand’ chose. La capacité d’un enfant à s'adapter se construit dans le milieu familial, dès la naissance. Or, naître est une loterie, n’est-ce pas, et les numéros gagnants sont plutôt rares chez les prolos. C'est en effet parmi les enfants des ouvriers, des pauvres, des immigrés pauvres, dans les cités, dans les banlieues, dans les campagnes que la proportion d’enfants en échec scolaire est la plus importante.
Tout le monde sait ça, on n'arrête pas de le répéter, mais les décideurs font comme s’ils ne comprenaient pas ce que cela signifie, en vertu de quoi tout ce qu’ils proposent (par exemple, la création des zones d’éducation prioritaire) n’est que succession de coups d’épée dans l’eau, quand ça n’aggrave pas la situation. C’est à cause du système ; ils y tiennent trop, à ce système, il ne veulent pas le remettre en cause, alors au lieu de s’attaquer à la misère, ils lui font la charité.

Ce n'est donc pas d'échec scolaire qu'il faut parler, mais d'échec social. L’école ne sauve pas un seul enfant parce que la société ne le veut pas - ceux qui le sont ne doivent pas grand’ chose à l’école même lorsque celle-ci remplit simplement sa mission qui est d’instruire. La suppression du collège unique ne rendra personne plus intelligent, elle entérinera seulement le déterminisme social.

A cette épidémie de difficulté scolaire dans les « classes populaires », il y a une explication que je n’ai pas évoquée, qui est en fait une question essentielle, mais pas politiquement correcte (ce qui n’est pas correct politiquement est subversif !), une question qu’il nous faut nous poser : les enfants nés dans des familles de « catégories socioprofessionnelles défavorisées » sont-ils plus bêtes que la moyenne ? ou encore, les ouvriers et les paysans sont-ils congénitalement idiots ? Certains, les mêmes sans doute qui pensent que les arabes sont menteurs et que les noirs courent vite, répondront que l’intelligence est héréditaire et que c’est parce qu’ils sont bêtes que les pauvres sont pauvres. Thèse parfaitement insoutenable, qu’il n’est même pas nécessaire de démonter : souvenons-nous de l’époque pas si lointaine quand les femmes étaient réputées incapables de diriger une entreprise, de conduire une voiture, de choisir un bulletin de vote. Le drame est que les pauvres, comme les femmes autrefois, croient vraiment qu’ils méritent leur sort parce qu’ils croient vraiment être moins intelligents que les élites.
Nous dirons plutôt que, de notre point de vue, l’aisance pécuniaire et la culture parentale sont des préalables au développement de l’intelligence des enfants (cherchez du côté de Bourdieu pour creuser un peu l’idée), car il est question ici de transmission par les parents des valeurs, compétences, postures, qui permettront à l’enfant de s’adapter à la société et à l’école, et de les bien comprendre. Pour ce faire, il faut non seulement que les parents eux-mêmes les possèdent, mais encore qu’ils aient l’esprit libre et du temps devant eux, ne soient pas obligés de se débattre quotidiennement dans des difficultés de tous ordres.
Quel force d’âme il leur faut pour s’extraire, en demeurant honnêtes, de ce cruel cercle vicieux de la misère autogène !

Comme Pilate, notre société s'en lave les mains.
A Marseille, un jeune a encore été tué, par un vieux qui avait des armes chez lui. Le jeune venait de cambrioler la pharmacie du coin et le vieux, de sa fenêtre, a joué les justiciers. Même l'oncle du jeune qui est mort avoue au micro des journalistes : « C'est terrible, on ne tue pas les gens pour ça... Mais quand vous êtes cambriolé dix fois, hein... Les jeunes, si vous leur dites quelque chose, ils vous mettrent le feu, alors... On vit dans une société pourrie. Voilà, c'est comme ça. » Quand vous entendez ça, vous ne savez pas quoi penser. Vous écoutez ce brave homme et dans sa voix lasse et cassée, vous ne sentez ni haine, ni esprit de vengeance, vous ne sentez que de la résignation et de la tristesse. C'est comme ça, dans la société du malheur : on ne croit plus en la raison.
Quand deux bandes de jeunes se battent à coups de barres de fer et de machettes, que certains restent sur le carreau, que les pompiers et les médecins qui arrivent en urgence sont pris pour cibles, la police demeure discrète, c’est-à-dire absente, « pour ne pas jeter de l'huile sur le feu », sur ordre peut-être... Ca sonne comme « Laissez-les s'entretuer ! De toute façon, ça ne sort pas de la banlieue. Ca fera de la racaille en moins. Et les français verront que ces gens-là ne valent rien. » et c’est peut-être ça, la philosophie du Ministère de l’Intérieur. Ah, s'il s'agissait d'une manif d'étudiants ou si ça débordait sur Neuilly, vous verriez des escouades de CRS fondre en piqué sur ces jeunes casseurs et régler l'affaire en deux coups de taser et de lacrymo (de canon à eau, de flash-balls et de grenades de désencerclement, pour actualiser la liste).

Où étaient passés, le ministre Sarkozy, puis le président Sarkozy, pendant ce temps-là, avec le Kärcher qui devait nettoyer la racaille des banlieues ? Ben oui, il est retourné chez lui s’occuper d’autre chose, par exemple de dégager un avenir radieux aux assurances Malakoff de son frangin Guillaume en continuant de détruire la sécu. Tout ce qu’il pouvait faire contre la délinquance des ghettos de banlieues, c’étaient des discours, comme jadis Bernard Tapie, autre grande gueule, quand il était ministre de la ville. On a bien compris que rétablir l’ordre (ramener la paix !?) dans les banlieues n’est pas une priorité. Le phénomène est si grave, si étendu, qu’on se demande s’il ne faudrait pas y envoyer l’armée ; mais non, ça deviendrait une guerre civile. Peut-être que ça convient très bien comme ça, tous ces gangs, ces trafics, ces jeunes bien colorés, qu’on peut ressortir au moment des élections pour faire peur aux français pur teint. Les banlieues sont ainsi abandonnées à leur sort.

On y trouve beaucoup de parents qui ont perdu leur fierté, qui galèrent pour trouver du boulot, qui se font insulter par leurs enfants, qui ne parviennent pas à les retenir à la maison, et qu’on laisse se débrouiller seuls, en sachant parfaitement que seuls, ils ne peuvent pas s'en tirer. Même dans une famille de catégorie socioprofessionnelle favorisée (cadre ou enseignant), lorsqu’il y a un adolescent difficile ou rebelle, les parents seuls sont bien incapables de rétablir un ordre familial. Alors il y a comme ça des jeunes qui ont renoncé à se faire accepter, aimer, de cette société qui dès leur naissance les a tenus à l’écart ; ils ont choisi l’illégalité, le danger, la loi de la jungle, trouvé des moyens illicites de subsistance, bafouant chaque jour les autorités républicaines, et qui terrorisent leur quartier, détruisent les biens de leurs voisins, tuent leurs ennemis, éliminent tout ce qui risque de nuire à leur système de survie… Vous pensez si le collège unique, ils s'en tapent !

Et notre société fait comme si ça ne la concernait pas vraiment : elle joue l’innocence offusquée, de temps en temps, quand l’atmosphère s’échauffe un peu trop.
Mais à la guerre comme à la guerre ! Le voilà, le devoir d'ingérence : de partout fusent des appels au secours. Dans l’urgence, il ne s'agit pas de punir les parents, mais d'empêcher les enfants de nuire, de les neutraliser et ensuite d’aider les parents. Comment faire ? Démolir ces banlieues, tout de suite, reloger les gens dans des villages, avec une épicerie, un bistrot et du boulot pas loin, des oiseaux tout autour et pas uniquement des voisins au chômage. Je rêve. Non, je déconne. Je ne sais pas ce qu’il faut faire. C’est pour ça que je suis en train d’écrire.

J'ai vu hier soir à la télé des parents d'enfants handicapés intellectuels qui racontaient comment « La-France » les laisse eux aussi se débrouiller comme ils peuvent avec leurs souffrances. Alors il y en a qui trouvent à l'étranger (en Belgique, souvent) un peu plus de structures adaptées, avec en prime davantage de compréhension. Certains, désespérés, au bout du rouleau, perdent les pédales, tuent leur enfant et parfois se tuent après. « Comme ça, le problème est réglé. » disait une dame avec amertume.
Je songeais incidemment aux enfants handicapés de France qui ont pour les aider un auxiliaire de vie scolaire, du mobilier adapté, des outils compensateurs, tout ce luxe qui est  désormais un droit (plus vraiment appliqué aujourd’hui, pour des questions évidemment budgétaires), comparé au dénuement des enfants mutilés de Mumbay qui ne vont pas à l’école parce qu’ils doivent travailler dans la rue pour se nourrir.
Dans cette émission, je voyais aussi des autistes qu'on sollicitait selon une méthode américaine qui consiste à récompenser toute action faite à la demande par un bonbon ou un gâteau. J'ai eu l'impression de voir dresser des chiens. Un peu choquant, mais bon, si on ne sait pas comment faire autrement, et si ça fonctionne, et s'il y a un peu de bonheur à glaner au long du chemin, pourquoi s'en priver. Et puis, à la réflexion, et comme le disait la dame, on fait la même chose avec tout enfant, ça dure seulement moins longtemps.


Cette façon de faire peut passer pour une erreur. Elle n’est en tout cas guère politiquement correcte. Je l’ai pourtant pratiquée, moi aussi, avec succès, la gratification promise à celui qui joue le jeu, qui se soumet à la règle : je donnais des images, je félicitais avec emphase, je flattais, je passais la main dans les cheveux, comme on fait à un bon chien. Il me semblait que les enfants m’en étaient reconnaissants.

dimanche 8 septembre 2019

Même attitude, causes différentes


Je les appellerai les Boris en référence à Boris Vian qui, dans son roman "L'arrache-coeur", a imaginé une mère craignant tellement qu'il arrive quelque chose de préjudiciable à ses enfants qu'elle finit par les enfermer dans une cage capitonnée, ce qui en soi constitue, bien sûr, un préjudice extrêmes.

Boris 1 & Boris 2 sont deux petits garçons qui, à l'école (en petite, puis moyenne section), semblent refuser systématiquement de faire ce que la maîtresse leur demande. Ou alors, ils le font avec une extrême lenteur, et seulement après que la maîtresse les a maintes fois sollicités, souvent même aidés, ou encore après qu'elle s'est fâchée. La plupart du temps, les deux Boris restent sagement là où la maîtresse les a assis, avec le matériel et la tâche à accomplir, les mains posées sur la table, immobiles, leurs grands yeux candides n'exprimant aucune émotion - ils n’ont même pas l'air rebelle ! - attendant avec confiance et patience que sonne l’heure libératrice de la sortie.

Un jour, les deux Boris sont restés pendant la récréation - punis donc -, sommés de finir un simple coloriage : la maîtresse avait craqué. Et ce fut le commencement d’une série de privations de récré. Toutes vaines ! « C'est un peu fort, ça : ce n'est tout de même pas difficile, ce que je leur demande. » se lamentait la maîtresse qui n'arrivait pas à comprendre pourquoi les Boris n’en fichaient pas une rame et n’imaginait plus comment elle pouvait s'y prendre pour qu'ils acquièrent de "l'autonomie dans le travail" (c’est la formule qui était inscrite dans le livret des compétences).
A ce propos, sachez que l'autonomie, dans la langue des pédagogues, ce n'est pas la simple capacité à se débrouiller seul, mais la capacité à respecter seul les règles de l’école, et dans ce cas précis, de faire le travail demandé.

Bon, jusqu'à ce point, les deux Boris ont réagi exactement de la même façon. Mais dès lors que la maîtresse a perdu patience, ils se différencient nettement.

Boris 1 semble craquer : il se met à pleurer ; d'un ton plaintif, il dit "C'est trop difficile" ou "Tu dois m'aider, maîtresse", tandis que lui-même n’esquisse pas le moindre mouvement qui pourrait témoigner d’une certaine bonne volonté. Boris 2, quant à lui, reste impassible, regardant sans ciller la maîtresse en train de devenir toute rouge. Pas un son ne sort de sa bouche ou alors peut-être un "Je sais pas", tout froid et à peine articulé.
La maîtresse insiste, évidemment : elle argumente, elle caresse, elle donne des indices, elle les invite l’un et l’autre à risquer une réponse - allez ! Mais rien n'y fait. C’est à devenir dingue ! Ne souriez pas. De telles situations vous laissent sans arme, avec le terrible sentiment de votre irrémédiable inutilité. Des maîtresses finissent par péter les plombs, perdre tout contrôle ; elles usent de formules assassines, elles torturent l'enfant, dans l’espoir insensé de le ramener à la raison - qu’il se soumette enfin à la logique pédagogique… Aucune chance ! Et là, bien sûr, c'est le carton rouge.

Vers qui donc se tournera cette maîtresse désemparée, mais dotée d'une conscience professionnelle solide qui lui dicte de tout tenter pour que ses deux Boris "entrent dans les apprentissages" ? Vers le ministre qui a promis aux parents électeurs que l’école résoudrait tous leurs problèmes ? Vers l’inspecteur départemental qui n’est là que pour vérifier si la maîtresse applique bien les consignes du ministre ? Vers le conseiller pédagogique qui est occupé à encadrer des formations, à collecter des statistiques, à rédiger des comptes-rendus et se tue à préparer des interventions destinées à justifier auprès de ses collègues les réformes décidées par le ministre ? Ben non, hein ! Vers ses collègues, alors ? Pas davantage, car il est bien difficile d'avouer ses faiblesses et aussi parce qu'il n’y a pas dans les écoles (comme dans les entreprises !) « la culture du travail en équipe ». Si la maîtresse est assez jeune, elle aura peut-être le réflexe de chercher une recette, au hasard, sur Internet. Perte de temps garantie !

Vous l’aurez compris : la maîtresse est « autonome », elle se débrouille, elle est seule. Admettons tout de même qu’humblement elle demande conseil. Que s’entendra-t-elle répondre ? Neuf fois sur dix, on lui dira, comme cela est préconisé par « les instructions officielles », qu'elle devrait donner à cet enfant des travaux adaptés, plus faciles, ou lui présenter ses exercices sous une forme plus ludique, ou reprendre avec lui les leçons de l’année précédente ; on lui fera la réponse technicienne des trucs à essayer, seule face à ses deux Boris récalcitrants, qu’elle répétera jusqu’à la nausée, sans possibilité de sortir de l’ornière de l’illusion pédagogique.

Car dans le cas qui nous occupe, les popotes pédagogiques sont bien vaines. Elles ne peuvent pas fonctionner parce que les seules personnes qui détiennent la solution au problème des deux Boris, ce sont les deux Boris eux-mêmes et leurs parents. Tout se passe dans leur tête : ces enfants arrivent à l'école avec une idée bien précise de ce qu'est la relation aux adultes et de la manière dont leur vie doit s’organiser. Ils veulent naturellement reproduire à l'école le fonctionnement du système familial dont est responsable leur entourage. Le hic, c'est que l’école et la maîtresse ne marchent dans la combine. D’où déconvenue, contrariété, inquiétude… la seule réponse à peu près confortable que les deux Boris ont trouvée est de se poser là, en ne faisant rien.

Mais en quoi diable cette attitude peut-elle les satisfaire ou les rassurer ?

Hypothèse concernant Boris 1
Ne serait-il pas un enfant qui a tellement l'habitude d'être servi et satisfait en tout, qui ne connaît donc ni la difficulté, ni la frustration, qu'il préfère attendre que quelqu'un résolve son problème à sa place, quitte à se faire enguirlander de temps en temps.
Bingo ! La maîtresse et moi discutons à plusieurs reprises et assez longtemps avec son papa et sa maman et lorsque ceux-ci se sentent en confiance, nous apprenons un certain nombre de choses révélatrices du fonctionnement familial, dont les parents eux-mêmes n’avaient pas forcément conscience :

- Les parents de Boris 1, mais aussi sa grand-mère et sa grande demi-soeur, lui évitent soigneusement toute difficulté. Par exemple, on ne lui achète que des chaussures sans lacets, on ne le laisse pas boutonner lui-même ses vêtements, et il a toujours eu des objets adaptés, du genre gobelet avec poignées ou petites roues arrières au vélo.

- A bien des égards, ils le considèrent toujours trop petit, tel un bébé. Ainsi lui trouvent-ils des excuses lorsqu'il ne dit ni bonjour, ni pardon, ni merci ; ils estiment également que la maîtresse demande souvent des choses trop difficiles.

- Ils essaient au maximum de lui éviter les désagréments : ils portent son sac sur le chemin de l’école pour qu’il puisse courir et jouer ; ils n’insistent pas s’il ne veut pas ranger sa chambre ou finir son assiette.

- Ils sont toujours là pour l'aider à réussir coûte que coûte tout ce qu'il entreprend : ils trichent pour le laisser gagner au jeu de dada ; son papa fait semblant de se laisser porter par lui, sa sœur se laisse battre à la course et sa maman lui fait croire qu’il a confectionné un gâteau alors qu’il l’a seulement regardée faire.

- Lorsque, malgré tout ça, Boris 1 essuie un échec, ils s'empressent de le nier ou d'en distraire son attention. De cette façon, s’il pleure parce qu’il ne parvient pas à attraper le ballon, ils diront que les copains sont méchants et ils lui achèteront une glace pour le consoler.

La conséquence de tout ça est que Boris 1 croit vraiment qu'il sait tout et peut tout. Il dit « je suis plus fort que mon papa, c’est moi qui gagne toujours » et croit pareillement être plus fort que la maîtresse.
A ce régime-là, Boris 1 ne peut pas s’imaginer en difficulté. L’écolier qu’il apprend à être n'a eu besoin que de deux ou trois situations qu'il ne parvenait pas à surmonter, ou pensait ne pas être capable de surmonter, pour s’enfermer dans cette attitude qui consiste à attendre obstinément que la maîtresse fasse son travail à sa place et peut-être qu'en prime, elle l’en félicite.
Mais il vient de découvrir l’angoisse de ne pas réussir et cela le paralyse, et il en souffre. Le pauvre enfant n’est pas tiré d’affaire, car à l'école, il en vivra, des situations difficiles, y compris dans ses relations avec les autres enfants qui, eux, ne font pas semblant de perdre. Il est donc aisé de comprendre pourquoi Boris 1 n'est pas non plus très à l'aise avec les autres enfants.

Lorsque la maîtresse et moi rencontrons ses parents, il nous est délicat, et parfois impossible, d'évoquer les motivations qui amènent les adultes de la famille à aplanir toute difficulté sur le chemin de Boris 1. La discussion est longue car on avance à petits pas prudents, mais dès lors que les parents se confient, ils avouent leurs propres angoisses. Pêle-mêle : « Ca va plus vite, c'est mieux fait quand nous faisons les choses à sa place. Ca nous fend le coeur de le voir malheureux. Nous voulons qu'il nous aime. Nous avons besoin de sentir que nous lui sommes utiles. Nous faisons ça pour qu'il ait confiance en lui. » Toutes ces raisons, nous signifions d’abord aux parents que nous les avons entendues et que nous les acceptons, mais il est ensuite indispensable que les parents acceptent à leur tour d’analyser les conséquences pour Boris 1 de ces postures, qu’ils prennent conscience qu’elles l’enferment dans un mode de fonctionnement qui lui est préjudiciable à l’école et que pour l’en libérer, ils doivent modifier leurs façons d’être et de faire.

On peut considérer qu’à cet instant de la rencontre, la maîtresse et moi nous immisçons dans la vie privée de cette famille, que cela n’est pas de notre ressort et ne nous regarde pas. Je dirais que dans la mesure où ce travail nous paraît nécessaire et où la famille est consentante, il serait illogique (et idiot) d’en faire l’économie.
Qui d'autre en effet assumerait cette tâche ? Les membres du RASED et le psychologue scolaire qui ont cette mission délicate du conseil auprès des parents ? Certes, mais ils ne peuvent matériellement s'occuper de tous les enfants d’une circonscription et il y a des souffrances plus grandes et plus urgentes que celle de Boris 1.
Une fois conscients d’avoir besoin d’aide, les parents peuvent aussi consulter un psychologue privé, qu’ils devront payer, mais sans garantie de résultat (j’y reviendrai).
Peu nombreux sont cependant ceux qui acceptent l’intervention d’un professionnel. Ils préfèrent souvent se fier aux conseils de la famille, des copains, de leurs relations, qui en toute bonne foi augmenteront leur angoisse en les culpabilisant ou les apaiseront en minimisant le problème.
Restent les enseignants, à condition qu’ils soient un minimum avertis ou formés, et qu’ils se rendent disponibles, prêts à risquer cette aventure humaine un peu délicate.

A la fin d’une rencontre avec les parents, nous ne nous séparons jamais sans résumer ce qui a été dit, sans tomber d’accord sur un ou plusieurs objectifs simples, sans décider d'une liste, souvent modeste, d’actions concrètes et simples à entreprendre à la maison et à l'école pour que Boris 1 ose enfin se lancer à l'assaut d'une difficulté : le laisser ouvrir seul son yaourt, lui donner la responsabilité de partager le gâteau, lui faire éprouver le sentiment de la défaite dans le jeu, le féliciter seulement à bon escient, et cetera.
Prenant conscience que ce que nous réussissons sans avoir à surmonter une difficulté ne nous apprend rien, les parents sauront peu à peu adapter leur manière d’agir avec leur enfant et lui faire acquérir des attitudes et des comportements transposables à l’école.


Hypothèse concernant Boris 2
Et si, contrairement à Boris 1, celui-ci était carrément un rebelle, un de ces enfants qui ne supportent pas la contrariété, un enfant-roi qui chez lui mène les adultes par le bout du nez, décide de tout, gère la maisonnée, fait ce qu'il veut quand il le veut.

Alors quand, sans bouger ni rien dire, Boris 2 fixe la maîtresse d'un regard qui oscille entre fausse candeur et impertinence, ne serait-ce pas qu'en son for intérieur il résiste : "Tu peux toujours courir pour que je t’obéisse. Moi, personne ne me donne d'ordre. Alors, tu peux t’énerver, tu n’obtiendras rien. C’est que j'ai de l'endurance : à la maison, je finis toujours par gagner."

Il arrive quelquefois qu'un enfant tel que Boris 2 ose un cinglant "J'ai pas envie", expression sincère et révélatrice d’un sentiment de puissance qu'il espère encore exercer sur les adultes de l'école. Mais Boris 2 n’est pas masochiste : s'il ne fait pas de colère avec la maîtresse, comme il en fait avec sa maman, c'est parce qu'il a bien vu comment s'est fait reprendre le petit Lulu, celui qui a déchiré sa feuille et qui a donné un coup de pied à la maîtresse. Lui, Boris 2, ne va pas se faire gronder, ni punir, de cette façon humiliante. Non ! Il fera de la résistance passive : s'enfermer dans la non communication afin de ne pas donner prise ; c’est sans risque... pour son ego.

Vous avez deviné qu'avec Boris 2, c'est un combat qui s'engage, un combat nécessaire, pour son bien, au-delà de sa réussite à l’école, car il est ici question de bonheur. Les enfants-rois souffrent en effet, presque autant que les parents qu'ils tyrannisent. Ils souffrent d’être en conflit constamment et de devoir tenir un rang dont ils n’ont en fait pas les moyens, trop faibles, dépendants, pas matures. Les uns et les autres n'y peuvent rien ; ils ne sont ni coupables, ni entièrement responsables, de la situation dans laquelle ils se sont mis. Il y a là comme une fatalité, qui remonte assurément aux générations antérieures, en raison d’histoires personnelles, de pressions culturelles et sociales, dont on ne se dépatouille jamais sans le secours de tiers.

Une fois connues et reconnues les raisons de l’attitude négative de Boris 2 à l’école, le mode de relation au sein de sa famille ne peut pas échapper à une remise en cause. La tâche peut s’avérer difficile, il y faut du courage et de la persévérance, aux enseignants qui abordent le sujet comme aux parents qui acceptent d'en parler. Mais si parents et enseignants dès le départ  entretiennent une relation de confiance, les préventions tombent et le dialogue s’installe aisément dans la sérénité.
Cette confiance s’instaure à l’initiative de l’enseignant ; c’est à lui, détenteur d’un certain pouvoir au sein de l’école, de descendre de son estrade et de faire le premier pas vers les familles. Cette confiance repose sur son professionnalisme, sa sincérité, son humilité, ses capacités d’écoute et d’empathie. A aucun moment, il ne juge, ni n’oblige, il propose simplement les solutions qui lui paraissent adaptées au cas particulier de chaque enfant.

Pistes de réflexion pour la prochaine fois :
- Comment des parents se retrouvent-ils un beau jour avec un enfant-roi ?

- Faut-il un enseignement spécialisé pour les enfants-rois ?

mardi 30 juillet 2019

Oui, c’est possible d’avoir deux langues maternelles !


Pour maîtriser l'usage d'une langue et en comprendre les subtilités, il vaut mieux être né avec, ou avoir baigné dedans suffisamment longtemps. S'il s'agit de s'exprimer couramment dans une langue autre que le français, je ne vois donc de solution qu’en apprenant en même temps, dès le berceau, langue maternelle et langue étrangère.

Il n’y aurait d’ailleurs de ce fait plus de langue étrangère, mais une langue maternelle bis. Je ne prétends pas que les parents enseignent une seconde langue à leur bébé, et encore moins si eux-mêmes ne la maîtrisent pas parfaitement. Je songe plutôt à une seconde langue tout aussi nécessaire que la maternelle, langue de la mère, qui serait en toutes circonstances l'autre langue pratiquée par une ou plusieurs personnes de l’entourage proche du bébé.

- N'est-ce pas dangereux ? L'enfant ne risque-t-il pas de confondre les deux langues, de les mélanger, de les parler mal toutes deux, d'en être handicapé pour le restant de sa vie ?

Bien sûr que non ! Le problème des langues étrangères, c'est qu'elles sont étrangères à la vie de l’enfant, déconnectées du réel, inutiles, superfétatoires ; elles ne se justifient pas, quand bien même vous en feriez un jeu. En revanche, si vous les rendez familières, tout change : l'apprentissage devient facile, naturel.

Si en effet les grand-parents immigrés parlent italien avec leur petit-fils, quand ils lui donnent à manger, jouent avec lui ou le consolent, l’italien devient pour le petit garçon la langue du cœur et des choses banales de la vie quotidienne, la langue de ses nonni. L’enfant l'apprend avec plaisir et facilité, en même temps qu’il apprend le français de ses parents qui ne savent pas l’italien, car malheureusement les nonni ont voulu qu'ils s’intégrent rapidement et pensaient le faire au mieux en oubliant de parler italien à leurs enfants.
Dans l’esprit du petit-fils, les deux langues, qui sont admises à égalité de valeur, ne se mélangent pas, car chacune est utilisée toujours par les mêmes personnes, dans un même contexte.

Interrogations

Ainsi, ma petite-fille Maija (bientôt 16 mois) aura pour langue maternelle le letton, la langue de sa maman. Le français sera sa langue paternelle, et un peu plus, si ses parents décident de rester en France.
Nadia s’interroge :
- Tout de même, je trouve qu'il y a un risque, j'ai du mal à imaginer comment ça fonctionne.
- Le risque serait que sa maman lui parle un français qu'elle ne maîtrise pas elle-même : mauvaise prononciation, syntaxe fautive, vocabulaire approximatif. Ou que le papa se mette à lui parler un letton qu’il a seulement commencé à apprendre.
- Vu comme ça, oui, ça peut faire du dégât.
- Tant que chacun des parents ne lui parlera que sa propre langue maternelle, Maija saura toujours, sans se tromper, dans quel idiome elle devra communiquer.

- Mais est-ce qu’il ne serait pas possible que des parents, l’un allemand, l’autre espagnol, par exemple, ne parlent tous les deux qu’en anglais à leur bébé ?
- Quel intérêt auraient-ils donc à lui apprendre à bafouiller dans un accent épouvantable un anglais qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas ?
- Mais il saurait se faire comprendre dans le monde entier !
- Rien n’est moins sûr. A moins qu’il vive en Angleterre… Auquel cas, l’environnement, les autres enfants pourraient corriger les lacunes et les erreurs de ses parents.

- Comment est-il possible alors d’apprendre à un enfant l'anglais en même temps que le français lorsque personne dans sa famille n’a l’anglais pour langue maternelle ?
- Eh bien, ce n’est pas possible, tout simplement.
- Ah, bon ? Alors, la plupart des petits français ne sauront jamais parler la moindre langue étrangère ?

Les dégâts irréparables de l’impérialisme linguistique

- Eh oui, c’est un triste constat.
L’école de la république a causé un bien grand dommage en réprimant durant des siècles - et aujourd’hui encore, d’une certaine façon ! - l’usage des langues régionales.
La voilà maintenant qui exige que les élèves des petites classes apprennent une langue vivante, avec le peu de succès que l’on sait, alors que tous les enfants avaient autrefois, partout en France, sur le bout de la langue un trésor linguistique, sans le savoir, un trésor désormais perdu, ruiné, par l’école elle-même, des dialectes, des patois, des parlers provinciaux qui pouvaient très bien cohabiter avec le français et favoriser l’apprentissage futur d’une langue étrangère.

L'école française, bras armé de notre jacobine république, s'est acharnée à éradiquer du pays toute trace des langues régionales. Il a fallu pour cela qu'elle dénigre, dévalorise, interdise les langues maternelles que sont l’alsacien, le provençal, le breton, le basque, le picard, et cetera. Le français, qui ne fut que latin de cuisine, devenu langue littéraire, intellectuelle et bourgeoise, langue des dominants, devait supplanter les idiomes de la paysannerie, non écrits et bêtes mais... néanmoins résistants.

La république a donc imposé le Français comme langue, non pas maternelle, mais nationale et patriotique. Deux méthodes ont fait son succès.
La première est la répression directe, pure et simple : les anciens se rappellent encore les punitions et les coups de règle sur les doigts quand un mot de "platt" leur échappait des lèvres.
La seconde est psychologique, c’est la propagande ; par le dénigrement d’abord - les mêmes qui dans leur parler avaient des saveurs du terroir ont connu les sarcasmes et les rires moqueurs que provoquaient leur accent et leurs erreurs - ; par la crainte ensuite en prétendant qu'ils hypothéquaient l’avenir des enfants s'ils continuait de mal parler…

C'est comme ça que l’école a sournoisement implanté dans nos cerveaux ce petit flic qui nous rappelait constamment que la langue de nos grands-parents ne valait rien, qu'elle était un obstacle à la réussite dans l'école et la société françaises. Ainsi l’autocensure a véritablement entraîné la disparition de certaines langues régionales et le déclin des autres. Quelle imbécillité ! Mais on ne le savait pas. On pensait peut-être que le progrès va toujours dans le même sens, que le faible doit s'effacer devant le fort et disparaître. Ah Darwin, mal compris !

Depuis, l’état a fait un peu machine arrière, mais sous la pression des régionalistes qui ne voulaient pas voir mourir leurs langues et cultures. C’est arrivé trop tard, et d'ailleurs, la mesure de l'enjeu n’a pas été prise. Salut particulier à Jo Nousse qui a mené un beau combat ici, dans le "Dreieckerlann", et gagné des batailles, pour la sauvegarde du francique et son enseignement à l’école élémentaire, avant même que le luxembourgeois, langue sœur, se trouve une fierté nouvelle, s’invente un dictionnaire, une grammaire, des manuels scolaires, et reconquière l’espace public.

Les langues régionales sont ainsi entrées à l'école, mais comme des langues étrangères mortes, puisque les enfants ne les pratiquent plus à la maison.
J’ai pour ma part eu la chance que le platt fût encore en honneur chez mes grands-parents maternels qui m’ont beaucoup gardé tandis que mes parents travaillaient, de même que chez mes oncles et tantes, et en général les anciens du village où je venais en vacances avant que nous nous y installions. J’ai parlé platt avec ma grand-mère jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, puis j’ai commencé à en être gêné, victime moi aussi de la propagande républicaine.
Mais mon oreille avait appris la petite musique francique aux accents toniques bien marqués et la grammaire germanique, avec ses déclinaisons et son participe passé rejeté à la fin de la phrase. Grâce à quoi, au collège, le phrasé et la grammaire allemande m’ont paru familiers, faciles, et l'anglais après ça plus facile encore.

Le droit d’exister

Le Platt, le Luxembourgeois, je les ai donc oubliés pendant une longue période, parce que l’école, la république, un certain snobisme, m’en faisaient honte. A présent j’ai honte d’avoir cédé si bêtement à la bêtise ambiante, car comprendre et parler cette langue, qui est ma langue grand-maternelle, était en réalité un luxe que peu de mes camarades partageaient, pas même les enfants d’italiens ou de polonais, dont les parents s’étaient interdit de leur apprendre le moindre mot qui ne fût pas français. Et que disent-ils aujourd’hui ? « Nous le regrettons. » Et que disent leurs enfants ? Ils le regrettent aussi.

Alors ne commettez pas la même erreur.

Parler votre langue maternelle à votre enfant. Et lorsque, dans l’entourage de votre enfant, il est une personne qui maîtrise mal le Français, encouragez-là à converser avec votre enfant dans sa propre langue uniquement, fût-ce un patois, et laissez votre enfant lui répondre pareillement. Songez quel enrichissement c'est pour l'intelligence !

Enfin, lorsque vous voudrez que votre enfant apprenne une langue étrangère, veillez à ce que cet apprentissage et cette langue soient validés par vous. Votre enfant doit en effet comprendre que vous y attacher du prix si vous voulez qu'il y trouve une motivation.
Ne dites surtout pas d'une façon dédaigneuse que le « nonno » ne parle même pas le vrai Italien, mais une espèce de patois disgracieux des montagnes. 
Et si l'allemand est la langue étrangère enseignée à l'école élémentaire de votre enfant, ne dites surtout pas devant lui que l'allemand, c’est moche, que ça ne sert à rien et qu’on ferait mieux de lui apprendre l'anglais.
Et ne dites surtout pas que les Lulus sont des cons si vous espérez que votre enfant gagne un jour sa croûte au Luxembourg.


Reconnaissez au contraire la beauté, l'originalité, l’utilité, le droit à l’existence de toute langue.

Mes petites-filles Maija et Ieva, et leur petite soeur Krista - deux ans et demi -, parlent couramment le letton et le français sans jamais les mélanger.

jeudi 25 juillet 2019

C’est possible d’apprendre une langue étrangère à l’école ?

En 2010, je commençais ce chapitre de la façon suivante :
« Nous étions une bande de copains, ce week-end de Pâques, à Riga. J’en parle parce que j'aime cette ville, j’aime le pays, la Lettonie, et quand j’aime, je partage. Si vous avez envie de dépaysement, de calme, de culture, de surprises, de faire la fête, allez-y avant que le vol devienne inabordable pour cause de flambée du prix du kérosène et avant que le coût de la vie y explose, si jamais il prenait à la Lettonie d'entrer dans la zone Euro. »

Depuis, la Lettonie est passée à l’Euro et la vie est devenue chère à Riga, mais pour les pauvres gens seulement. Quant au kérosène, il n’est pas près de se voir taxé.

« J’évoque Riga aussi parce que la langue, qui ne ressemble à rien de connu par chez nous, va me donner l’occasion de parler de l’apprentissage des langues étrangères à l’école. Le letton, aux sonorités exotiques, avec ses sept déclinaisons, pouvait bien constituer un frein pour qui n’a pas l’âme aventurière, mais vous n'avez plus de souci à vous faire, car dans tout Riga, on parle désormais anglais. Depuis trois ou quatre ans, la ville est en effet assaillie de touristes, et il lui a donc tout naturellement poussé la bosse du business et de l’anglais en même temps.

Venant de faire des emplettes, petites choses typiques, dans un négoce d’ambre de la vieille ville, Nadia me dit :
« Je regrette de ne pas savoir l’anglais. Avec l'anglais, on peut aller partout dans le monde. On est toujours compris.
- C’est vrai, mais c'est un anglais élémentaire, d'une petite centaine de mots et d'une grammaire assez sommaire. Avec ça, tu ne peux pas espérer apprécier Shakespeare.
- Je n'ai pas besoin de comprendre Shakespeare (1), seulement de pouvoir me débrouiller dans un magasin ou avec un menu de restaurant.
- Bien. Cet anglais-là n’est pas difficile à apprendre. Tu devrais essayer.
- Donne-moi des cours ! »
Me v’là beau !

Plus tard, c'est avec Benoît que je discute de l'usage et de l'apprentissage des langues étrangères. Lui maîtrise, mais il a des enfants dans le secondaire et question enseignement des langues, il a de quoi se désoler, en particulier - dit-il - parce que les profs manquent souvent et ne sont pas remplacés. J’aime la polémique : « Ce n’est pas bien grave. Je connais peu d’élèves qui aient véritablement appris une langue étrangère à l’école, qui soient capables après sept années de pratique scolaire d’avoir la plus banale des conversations. Et le non remplacement d’un enseignant, par ci par là, n’y est pour rien. Il faut se rendre à l’évidence que l’enseignement des langues, dites vivantes, à l’école est un échec, du temps perdu. »

Pourquoi ? Parce qu’à l’école (ou dans tout autre cadre dispensant un tel enseignement), les langues vivantes ne sont que des langues mortes. Il n’est en effet de langue vivante que lorsque l’humain qui la parle l’utilise par nécessité. Sans motivation, l’apprentissage scolaire devient pensum.
Voyez en revanche comme il est facile à l’enfançon d’apprendre en même temps le langage et sa langue maternelle ! Car toute langue s'acquiert en situation réelle, dans les usages de la vie courante, par la nécessité de la communication.
Et voyez donc comme on oublie la langue dont on n’a plus l’usage ! C’est que la langue a besoin d'être entretenue constamment par la pratique pour demeurer langue vivante.

Le prix des langues à l’école

Et pourtant, qu'est-ce qu'on en met, de l’argent, dans l'apprentissage des langues à l'école ! Il y a bien sûr dans le secondaire les professeurs formés, certifiés, pédagogues spécialisés, mais aussi, à l'école élémentaire, de ces personnes agréées par l’administration du MEN, qui parfois enseignent leur propre langue maternelle. Dans l’arsenal pédagogique, on a les manuels bourrés de grammaire et de beaux textes littéraires, le voyage linguistique une fois dans la scolarité, le laboratoire de langues (exceptionnellement), et l’enseignement par les TICE, les Techniques de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement, comme si l’ordinateur était mieux capable qu’une personne de rendre une langue étrangère utile…

Ah, si mes parents avaient eu les moyens, j'aurais sans doute fréquenté les ateliers de langue du mercredi, j’aurais fait chaque année un stage en Angleterre ou aux Etats-Unis, et nous aurions eu une jeune fille au pair, une bonniche qui m'aurait entretenu dans son bel idiome anglo-saxon et peut être dessalé par la même occasion. Comme on n’en avait pas, j'ai été en colo où j'ai appris des gros mots et un peu d’argot parisien, puis chez ma grand’ tante tourangelle qui parlait un français impeccable, en roulant l’r, très vieille France, mais ne pigeait pas un traître mot d’angliche.

Les gens friqués savent qu’il faut investir quand on apprend une langue. Mais toutes leurs dépenses n'auront guère plus d'effet que la méthode Assimil ou les vieux coffrets Hachette pour ordinateur qu’on retrouve parfois en souffrance dans les vide-greniers. Ca me fait penser à cette pub un peu surréaliste de mon enfance, une pub pour gogos, qu’on trouvait dans nos albums de petits mickeys et qui promettait d’apprendre le karaté par correspondance. Mon copain Mathias avait acheté la méthode, dépensé son argent pour rien et s’était en plus démoli la main.

Pour les langues, c’est pareil. A la sortie de l'école, quels que soient les moyens employés, quel que soit le niveau scolaire atteint, 9 Français sur 10 ne parlent toujours que français. Très mauvais rendement ! Le problème ne date pas d'hier. Tous les gouvernements que j’ai connus se sont obstinés à remettre de l'argent dans l'apprentissage des langues à l'école. En vain.

Comment voulez-vous que ça marche ?

Les professeurs ont devant eux entre 20 et 30 élèves à la fois. Sur 55 minutes de cours, ça fait en gros 2 minutes et 12 secondes de temps de parole par élève. Comme le prof en utilise souvent lui-même la moitié, ça ne fait déjà plus que 66 secondes. Le petit tiers des « bons élèves » finissant de monopoliser la parole, il s’avère que les deux tiers au moins des élèves ne s’expriment que très rarement, et n’ont donc pas vraiment besoin de faire l’effort intellectuel de construire une phrase et de rechercher dans leur mémoire un vocabulaire qu’ils n’ont d’ailleurs pas encore rencontré assez souvent pour s’en souvenir. Fut ce au rythme de 4 heures par semaine et 36 semaines par an, ce n'est pas suffisant pour apprendre sérieusement à parler une langue étrangère, une langue non maternelle.

On prétextera que l’enseignement français est trop livresque, qu’il s’appuie trop sur l’écrit et pas assez sur l’oral. Fort bien, mais je n’ai pas eu connaissance que les bacheliers français étaient capables de lire et comprendre un roman ou un article étrangers, ce qu’un enseignement livresque aurait pourtant dû leur permettre.

Qu’à cela ne tienne, nous avons la parade : La manière d’enseigner, ainsi que les supports, nous assure-t-on, se sont "modernisés" (ah, le joli vocable !). Il s'agit pourtant toujours et encore de faire analyser la langue et d’en inculquer les règles de grammaire. Ce travail répond évidemment à une légitime exigence intellectuelle de compréhension de la langue, mais la grammaire, qui est une affaire de structure cachée, ne peut s'apprendre et se faire vivante et intéressante que si elle s'applique en même temps sur des matériaux usuels, variés et nombreux, si elle n’apparaît qu’après coup, comme une explication rationnelle du mécanisme de la langue qu'on sait déjà faire fonctionner - une révélation, quoi ! Apprendre la grammaire d’une langue étrangère ne peut découler que d’une investigation scientifique du phénomène langue, ou d’une enquête minutieuse à la Sherlock Holmes. La règle de grammaire ne peut pas être posée a priori ; elle n’est convoquée que par les questions que la langue pose.

Le vocabulaire est également abordé dans des situations dites « pédagogiques », c'est-à-dire arrangées pour sembler réelles, mais pas réelles du tout. Je me rappelle mon professeur d’allemand de l’Ecole Normale, qui poussait la bêtise jusqu’à réduire l’activité de ses élèves à du simple psittacisme, nous faisant répéter à longueur de séances des formulations enregistrées sur un magnétophone. Quel fumiste ! Quel ennui pour nous ! « My taylor is rich », un tel lexique, factice, est inutilisable, mort-né. Le vocabulaire le moins courant, le plus subtil, le plus beau, n’est par ailleurs jamais rencontré assez souvent pour être mémorisé. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’on soit obligé de chercher ses mots... et qu’on ne les trouve pas.

Commencer le plus tôt possible l'apprentissage d'une langue étrangère, comme le voulait Jack Lang, a été présenté comme la solution : après ça, sûr que nos bacheliers comprendraient Shakespeare. Peut-être était-ce une bonne idée, car il est vrai que les jeunes enfants sont curieux, demandeurs, et que l’intelligence de la langue, y compris celle de la langue maternelle, se développe essentiellement par comparaison, analogie, déduction, sériation, classement... Ainsi, l'enfant qui nomme les objets en deux langues a-t-il certainement plus tôt qu’un autre conscience de ce qu'est un mot ; il est de même mieux armé pour distinguer les phonèmes, ce qui favorise l'entrée dans la lecture et l'écriture.

Malheureusement, la belle ambition du programme de Jack, à peine annoncée, s’est rabougrie comme peau de chagrin. Faute de sous ! Ce qu’il en reste - 90 minutes hebdomadaires d'enseignement précoce à partir du CE2 - n’a absolument pas amélioré les performances des élèves à la sortie de la classe de 6ème.
J’ai pu le vérifier moi-même. J’ai en effet pendant un an initié à l’allemand dans une classe de CM2, qui avait donc déjà deux années d’allemand à son actif : 27 sur 30 de ces élèves étaient incapable de produire la moindre phrase, pas même « Ich heisse Ploumploum und ich bin X Jahre alt. » Qu'on commence l'allemand au CE1 ou en 6ème ne change rien. L’enseignement précoce d’une langue, devenu depuis une initiation à la culture, fait rigoler les professeurs des collèges. Ca ne sert à rien.

Les manuels et cahiers d’exercices n’existent que pour soutenir, accompagner, guider, suppléer le professeur, ou occuper l’élève, mais ce ne sont que des objets sans âme qui enferment la langue dans le « virtuel » et n’intéressent à la rigueur que les enfants qui se délectent déjà de la langue, à condition de n’être pas trop bêtifiants comme c’est souvent le cas.

Le voyage linguistique, en revanche, pourrait se présenter sous un jour bien plus vivant. On serait immergé dans une famille, obligé de communiquer avec nos correspondants… Mais non. là encore, on n’a guère l’occasion de parler la langue, puisqu’on reste entre français ; mais on visite des monuments, on se plonge dans la culture du pays, on voit des trucs nouveaux, et surtout, on se marre avec les copains. Le voyage linguistique, c'est l'école buissonnière, pour le prof aussi qui, le temps du séjour, se retrouve potache, proche de ses élèves, heureux de sortir de la classe et d’oublier la pédagogie. Tout le monde est heureux; là est le vrai sens du voyage scolaire.

Oublié le laboratoire de langue, trop cher, nous voilà devenus fans de l’enseignement par ordinateur, à cause de son côté interactif et ludique (paroles magiques). Exercices chronométrés, questionnaires à choix multiples, animations, musique et buzz, évaluation automatique, difficulté progressive, la machine s’adapte en outre à chaque élève qui apprend ainsi à son rythme… Super confortable pour le prof ! Oui mais, converser avec une machine : quelle misère ! Il faut une sacrée motivation pour se sentir concerné et responsable de ses apprentissages. Hé! Au fait : à quel moment on parle ?

Les langues à l'école? C'est la croix et la bannière.

(à suivre)

(1) Bien sûr, nous ne désirons que le minimum qui permette de demander le prix d’un café ou la direction des toilettes. Mais une langue est un corps vivant, nourri d'une longue généalogie, qui porte en soi toute son histoire. Cela ne mérite-t-il pas qu'on en goûte un peu la beauté, l'intelligence et l'efficacité ? N’est-il pas dommage de la réduire à quelques formules passe-partout et souvent bancales. C’est pourtant ce qui arrive à l’anglais véhiculaire, d'une pauvreté affligeante. Nonobstant, certains y voient l’embryon de la prochaine langue vernaculaire mondiale. Peut-être finira-t-il au contraire comme le latin, dispersé dans des dizaines d’autres nouveaux idiomes…