jeudi 27 juin 2019

La réussite scolaire pour tous, promesse non tenue (3)


Pesons le sens de chaque mot : si l’enfant en difficulté est mis au centre du système, cela signifie bien que sur lui, en premier lieu, le système veut agir.

« Le système » : un concept qui, dans le cas qui nous préoccupe, englobe normalement tout ce qui a une influence sur l’enfant, l’école et la famille bien sûr, mais pas seulement… Or, la société elle-même n’est pas citée comme en faisant partie, ainsi dédouanée d’office de toute responsabilité dans cette affaire. Et on oubliera même finalement les familles pour ne retenir que l’école, ce qui est bien commode puisque voilà bien le seul élément de ce système sur lequel on peut agir facilement, par voie législative, par décret, par notes de service, même quand ça ne sert à rien.

Système tronqué, réduit à peau de chagrin, donc truqué. Impossible dans ces conditions qu’une quelconque action ait un quelconque effet sur la difficulté scolaire.

Cette orientation néanmoins donnée, on n'a voulu ni voir, ni entendre (ou alors marginalement) que quand un enfant est en difficulté, ses parents aussi sont dans la difficulté et que son maître ou sa maîtresse le sont pareillement. Au-delà de ça, ce sont bien les chercheurs et la hiérarchie du MEN qui devraient se considérer eux mêmes en difficulté pour n’avoir pas su résoudre le problème, pour l'avoir même aggravé. La société tout entière enfin ne devrait-elle pas considérer la possibilité que la difficulté scolaire d’un seul enfant soit en réalité la sienne.

Souffrances.

L'élève en difficulté souffre en effet d’abord de sa difficulté à se conformer au moule de l’élève idéal, de sa difficulté à régurgiter ce qu'on veut lui inculquer. Mais très rapidement - disons après deux ou trois ans d’école, mais surtout à partir de l'élémentaire -, il souffre désormais avant tout de l’image de lui-même que son entourage et l’école, cruelle institution malgré ses bons sentiments, lui renvoient. C'est une souffrance si aiguë, et parfois tellement désespérée en raison des moyens mis en œuvre qui ne sont jamais à la hauteur, que l’enfant ne peut l'apaiser qu'en appuyant dessus, comme on vide un abcès en l’écrasant : « Puisque vous me montrez que je suis nul, eh bien, je vais me comporter en parfait nullard, mais je trouverai ailleurs de quoi me sentir fier de qui je suis ». La réaction de l’élève aggrave son cas.

Pris conjointement dans cette spirale dégradante de l’échec scolaire, ses parents souffrent doublement, pour eux-mêmes et pour l’enfant qu’ils ont élevé et qu’ils aiment. Ils pourront eux aussi être tentés par une réaction similaire à celle de leur enfant et rejeter l’école, les enseignants, le « système ».

De ce nœud douloureux, le maître ne sort pas indemne, qui peine à aider cet enfant, à rassurer sa famille, qui souffre en particulier de se retrouver impuissant lorsqu’il a dans sa classe une proportion importante d’élèves en difficulté, qui sont pour certains déjà engagés dans cette spirale désespérée qui les pousse à se rendre insupportables.

Où l’enseignant trouvera-t-il aide et réconfort ? Pas vraiment chez ses collègues, souvent enfermés comme lui dans la solitude de leur classe. Et puis, on n’avoue pas volontiers qu’on ne maîtrise pas la situation, car ce serait reconnaître une incompétence. Pudeur et honte bien mal placées, n’est-ce pas ? Il ne trouvera pas davantage de soutien chez son IEN - DRH, qui ne sait que penser en termes d’application des instructions officielles et de contrôle des enseignants : « Vous avez des problèmes ? Vous en êtes la cause. Vous devez vous corriger. Il y a des formations pour ça. » Voilà donc le maître ou la maîtresse d’école promptement renvoyés à leurs doutes, à leur solitude et à la débrouille. Pour peu que dégoûtés du « système », ils réagissent alors eux aussi de la même façon négative que les enfants et les parents dont je viens de parler, vous imaginez l’ambiance, et ses conséquences sur la scolarité des élèves !

Bien sûr, la grande majorité des collègues qui se retrouvent dans cette situation souffrent en silence et prennent sur eux pour continuer à faire honnêtement leur travail. Certains cependant ne tiendront pas le coup. Ils se mettront en maladie, ou ils quitteront l’enseignement, ou préféreront passer le concours d’IEN afin d’échapper à la dure réalité des classes.

L'Ecole Républicaine souffre enfin des coups répétés de ses détracteurs, à qui tous les derniers gouvernements ont fait la part belle en privant l’institution des moyens traditionnels dont elle disposait pour remplir ses missions - baisse du niveau d’exigences, contenus exsangues, perte d’autorité, réduction de personnel... A demi terrassée, l’école publique n’a aujourd’hui plus guère d’alliés, ni forces pour se défendre. Les citoyens n’ayant pas l’air de se sentir concernés par ce naufrage, l’instruction publique risque fort de tomber demain dans le domaine du marché privé, comme les autoroutes et bientôt les caisses de retraite. Paieront alors ceux qui pourront. Les autres ? Ma foi, tant pis pour eux.

Tout ça nous signale qu’en réalité sont en difficulté les experts et les politiques, puisque malgré toutes leurs contorsions, ils ne parviennent pas à atteindre cet objectif principal qu’ils ont pourtant clairement énoncé : éradiquer l'échec scolaire. A moins qu’ils aient encore une fois fomenté de faire le contraire de ce qu’ils disent.
Cette question de l’échec scolaire, ils l’ont mal posée depuis l’origine. Parce que la société avait évolué, ils pensaient que l’école devait s’adapter à la société, sans trop préciser en quoi, et que le problème serait ainsi réglé. Au vu des résultats que cela a produits, on n’a pas l’impression que la société a évolué dans le bon sens. Je laisse chacun juge de cela.

Dans ma classe, évidemment, je n'avais pas la possibilité de soigner la société, ni mon ministre, ni les chercheurs, ni mon inspecteur. Dans ma classe, j'avais des enfants et ces enfants avaient des parents. Dans ma classe, il y avait une aide-maternelle et dans l'école, il y avait des collègues. A nous tous, on faisait déjà un petit système, sous-système, complexe sur lequel il était peut-être possible d’agir avec une certaine efficacité. A savoir comment !

Le piège.

Tordons le cou d’abord à une idée reçue : « Il nous faut plus de moyens ! » On n’améliorera pas le système scolaire en y injectant toujours davantage d’argent, sauf à embaucher des enseignants et à les former. Si l’argent est nécessaire à l’achat des moyens matériels d'enseignement, je ne crois pas que la quantité de matériel soit garante de la réussite des élèves. C’est même parfois l’inverse. Ce n’est pas parce que chaque élève aura sa calculette, qu’on remplacera le tableau noir par un tableau numérique « interactif et ludique », qu’on changera tous les deux ans de manuel, qu’on disposera d’un photocopieur, que l’enseignement deviendra plus efficace, que les élèves deviendront plus savants ou intelligents. La calculette les a pour l’heure dispensés d’apprendre à calculer, le photocopieur d’apprendre à écrire, le correcteur automatique d’apprendre l’orthographe, le QCM informatique d’apprendre à faire des phrases, tout ça sans être plus interactif qu’un bon maître.

Les manuels et fichiers scolaires eux-mêmes ne servent qu’à mâcher le travail des enseignants (il n’y a qu’à suivre) puisque aucun élève ne s’en sert vraiment, le prof ayant déjà tout dit. A cet égard, la maternelle, l’école que je connaissais le mieux, était la cible privilégiée de dizaines de maisons d'édition et de diffusion dont les représentants nous harcelaient afin que nous leur achetions leurs produits, dont très peu pouvaient être considérés comme nécessaires ou même simplement utiles, et c’est de cette façon que des tonnes de documents et de matériels souvent redondants dorment encore dans les armoires.

Réclamer plus de moyens, plus d’argent, quand il ne s’agit pas de diminuer le nombre d’élèves dont chaque professeur a la charge, c’est tomber dans la facilité, faire preuve de paresse. La problématique de l'apprentissage se joue ailleurs. (Nous verrons plus tard la question de la formation des enseignants, de la pratique professionnelle et des compétences du pédagogue.)

L’art d’enseigner, plutôt que des recettes de pédagogie.

Enseignement et apprentissage sont des questions de personnes avant tout ; techniques et stratégies pédagogiques ne viennent qu’en second lieu.
Il y a en effet d'une part la qualité des relations : entre le maître et l'élève, entre l’élève et ses camarades, entre le maître et les parents, entre le père et la mère, entre les parents et l'enfant, entre toutes les personnes qui gravitent autour de l’enfant et de l’école.
Et il y a d'autre part les représentations : l’image de soi et la vision du monde qu'a chacune de ces personnes.
Chez une même personne, les deux sont intimement liées.

Apprendre de quelqu’un et enseigner à quelqu’un sont les deux faces d’une même relation qui requiert de part et d’autre des représentations de soi et du monde concordantes. Si on y regarde d’un peu près, il devient évident que lorsqu’un enfant ne parvient pas à apprendre, ce n'est jamais parce qu'il est bête, incapable de comprendre, mais parce que ses relations et ses représentations ne fonctionnent pas de manière efficace dans le « système » scolaire. Ainsi ne sont pas adaptés à la réussite scolaire les comportements liés au désir de paresse, au refus de la difficulté, au mépris de l’institution et des personnes, à l’égocentrisme, à une mauvaise image de soi... Rien que de très banal.

Partant de ce constat, je me suis attaché à travailler en priorité sur les représentations et les relations au sein d’un système scolaire élargi au minimum à la famille, composé donc de l'enfant, de ses parents, de ses maîtres, de ses camarades, mais aussi de sa fratrie, des autres membres de sa famille, de sa nourrice… afin de les comprendre, d’en conscientiser le fonctionnement, de déceler ce qui devait en être amélioré, de mettre en œuvre les améliorations nécessaires avec toutes les personnes concernées, et ce afin que l'enfant puisse s'adapter aux exigences de l’école, c'est-à-dire devienne capable d'apprendre. De même que l’individu se voit toujours finalement contraint de s’adapter à la société, je pense en effet que c’est à l’enfant de s’adapter à l’école, une école qui prépare à la vie dans la société, et non l’inverse.
S’adapter ne signifie pas subir en courbant l’échine ; il s’agit bien au contraire d’un pari gagnant : le bons sens populaire en témoigne de façon très simple quand il énonce « Apprends bien à l’école ; ainsi quand tu seras grand, tu auras la vie plus facile ».

Cette approche systémique (pragmatique et phénoménologique) m’a permis de continuer de croire en mon métier. Je me suis considéré le serviteur public, devant aux usagers de l'école, mes élèves et leurs familles, toute mon attention, toute ma compétence, toute mon énergie. Et j’ai bientôt osé m’engager, lors des réunions de rentrée par exemple, à ce que tous mes élèves, sans exception, quittent la grande section en étant prêts pour l’école élémentaire, compétents, consentants, désireux et heureux d'apprendre.

Dans l’ensemble, ça marchait bien. Une telle profession de foi ne pouvait en effet qu’inspirer confiance aux familles et leur donner confiance en elles-mêmes tout en m’obligeant aux efforts nécessaires pour que je puisse honorer ce contrat. 

lundi 24 juin 2019

La réussite scolaire pour tous, promesse non tenue (2)

Le plus grave a été le lancement public tonitruant, par le président de la république, Nicolas Sarkozy, du concept d'élève en difficulté, et d’une partie des mesures qui s’en sont suivies. Ça m’a fait un choc. Or donc, après tous ces aménagements destinés à aplanir les difficultés du parcours scolaire, on en revenait au point de départ : certains élèves ne parvenaient pas à tout apprendre. 
C’était parler vrai, certes, mais là, le cancre d’autrefois se retrouvait carrément sous les feux des projecteurs, médiatisé, ausculté, prêt pour la vivisection et tout le tremblement de la remédiation et de la prophylaxie pédagogique.Ah, quelle mauvaise idée ! parce que non content de « stigmatiser » l’enfant, on allait encore une fois prétendre résorber ses difficultés scolaires par des mesures techniques, des actions concernant strictement le métier d’enseignant, sans s’attaquer aux causes profondes de ces difficultés.
Et ça a fonctionné comme un antalgique qui fait oublier le mal mais ne le guérit pas. On attend d'ailleurs toujours l’évaluation de ces mesures et la publication des résultats.

Côté enseignants, on a mis en place l'injonction de pédagogie différenciée - c’est comme cuisiner des plats différents pour chacun des membres de la famille - et tout l'arsenal du soutien personnalisé par les moyens du RASED et des PPRE et voilà que la suppression du samedi matin donne naissance encore à l’APED (c’est notre jargon : Réseau d’Aide Spécialisée à l’Enfance en Difficulté, Projet Personnel de Réussite Educative, Aide Personnalisée aux Elèves en Difficulté).

Côté enfants et familles, l’enfant en difficulté se voyait ainsi proposer des travaux plus simples et un rythme d’apprentissage plus lent, adaptés à son niveau, qui devaient lui remettre le pied à l’étrier de la réussite mais ont surtout entretenu son retard sur les autres (je ne parle évidemment pas de celui qui n’a que de petites difficultés occasionnelles). Ce pauvre enfant, et sa famille avec lui, s’est reconnu de suite, puisqu’il était désormais le seul à rester après la classe pour recevoir du soutien. Le bonnet d'âne et autres stigmates infligés jadis pour lui faire honte avaient fort heureusement disparu ; à la place, on venait de ressortir le pilori.

Voilà, c'était bien celui-là, l'enfant en difficulté qui devait être au centre du système éducatif. Educatif est le mot juste. Sauf qu’on a vite oublié de parler d’éducation parentale - on n’allait pas se mêler de ça, hein ? trop délicat - pour ne retenir que le rôle éducatif de l’école. J’y reviendrai. Bref, on a mis le paquet dans la lutte contre la difficulté, contre l’échec, scolaires et il n’a pas fallu longtemps pour que certains parents et la hiérarchie même du MEN, suivis docilement par les médias, accusent alors les enseignants de ne rien faire pour les enfants surdoués, voire d’entraver leur naturelle et géniale marge de progression. Il aurait fallu des super héros pour faire ce métier !

Les enseignants ont néanmoins inventé et multiplié les projets d’aide aux enfants en difficulté. Malgré toutes leurs belles initiatives, les statistiques sont restées et sont encore aujourd'hui très mauvaises, la France est toujours aussi mal classée au baromètre PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves).
Et depuis ce constat de 2010, la situation a encore empiré.
Conclusion ? La remédiation pédagogique, ça ne marche pas. Dès lors, pourquoi insister ? Par son refus de chercher ailleurs les solutions, notre école républicaine va vraiment finir, comme le pensait Ivan Illich, par abêtir les enfants qui lui sont confiés. Pour un instit’ qui croyait en sa mission d’instruction, d’éducation et de réduction des inégalités sociales, c’était décourageant - vraiment.

Oui, alors, qu'est-ce que j'ai fait, moi, pendant ce temps-là ?

Je résume. Contrairement à beaucoup de mes collègues qui traînaient les pieds, j'ai défendu les premières réformes, la lecture et les maths en particulier, car en deux années de formation professionnelle à l'Ecole Normale, j’avais été briefé pour ça. Et parce que je suis un bon soldat, j’obéis aux ordres en essayant d’y trouver une justification. Avons-nous le choix ? Dans l’Education Nationale, la désobéissance est une faute professionnelle. On n’est pas fusillé pour ça, mais on peut être puni, croupir dans les échelons de la grille de salaire, par exemple.

Alors, je me suis appliqué aussi à comprendre, à défendre et mettre en oeuvre les réformes suivantes, des « modernisations » dont, comme tout le monde, je n'étais pas forcément convaincu au départ. Mais ça n’a pas fonctionné au-delà des dix premières années. Avec l’expérience est venue la désillusion, et le dégoût pour tout ce chambard qui nous empêchait de travailler sereinement. Se remettre en question, c’est bien, mais pas chaque matin, avant même d’avoir pu répondre à la question de la veille. A la fin, on perd sa boussole. Et comment faire ce métier quand on n’y croit plus ? Impossible sans sombrer dans la neurasthénie, à moins d’être assez détaché pour n’y voir qu’un gagne-pain… Alors j’ai cherché, écouté les anciens, lu les dissidents, testé toutes sortes de « méthodes » et, du discours pédagogique ambiant ne gardant que ce qui me convenait, j'ai commencé à faire ma propre tambouille.

La révélation du sens de mon métier m’est venue vraiment après avoir cessé de voyager d’une école à l’autre, quand j’ai été nommé à titre définitif dans la petite école maternelle d'Entrange-Cité. Dans ma première classe unique, j’avais 37 élèves de 3 à 5 ans, deux de plus que le maximum alors en vigueur ; mais comment refuser deux petits, rejeter deux familles ? En les prenant, j’avais le sentiment de vraiment faire mon devoir et ça me rendait fier. C’étaient aussi les premiers conseils d’école, grâce à quoi j’ai appris à travailler en bonne entente, et surtout en confiance réciproque, avec les parents de mes élèves. De même avec mes collègues de l’école élémentaire. Et puis, faisant appel au RASED, j’ai beaucoup appris du psychologue scolaire et des enseignants spécialisés; mais là aussi, j’ai fait ma propre tambouille de psychologie sociale, enfantine et parentale. Je dois également un mot de reconnaissance à cet inspecteur intéressé par ma démarche et qui avait pour les instit’s assez de considération pour leur proposer de s’exprimer dans un bulletin de liaison. Je suis resté 12 ans à Entrange, et ça a été une période de formation intensive durant laquelle je me suis armé techniquement et aguerri dans mes relations avec les parents, la mairie, l'inspection. Après ça, donc après 22 ans de pratique, je me voyais enfin devenu un vrai instit', assez sûr de moi pour juger de la validité d'une réforme, d'une méthode, assez sûr de moi pour résister à la pression de la hiérarchie.

Comprenant ce qu’était le statut de fonctionnaire, je m’étais tourné résolument vers les usagers du service public de l’école, vers les élèves et vers les familles. J'avais décidé qu’il n’y avait qu’à eux seuls que je devais rendre des comptes et j’étais en même temps convaincu que d’eux seuls pouvait venir la solution aux problèmes scolaires de leurs enfants. Comprenez bien que je renonçais ainsi à l'idée que, dans la réussite de ses élèves, un maître ait une responsabilité autre que celle de simplement faire son cours, que je renonçais à l'idée qu'un maître pouvait transmettre des savoirs à des enfants sans leur consentement, sans le consentement et la coopération de ses parents. 
Oui, je renonçais à assumer la responsabilité des difficultés et des échecs, tout comme des réussites, de mes élèves. Cela supposait évidemment que la responsabilité se trouvait ailleurs... chez les parents donc. Ne sont-ils pas les premiers enseignants de leurs enfants ? En corollaire, mon travail ne pouvait plus se satisfaire du simple enseignement : je devais coopérer avec les familles, les impliquer et surtout les responsabiliser, à l'inverse de ce qui était alors dans l'air du temps : .« Contentez-vous d’aimer vos enfants, l’école s’occupe du reste. »

Durant mes dix-sept dernières années d'activité, je m’en suis donc tenu à cette ligne de conduite, exigeante parce qu'elle prend du temps et nécessite de nombreuses rencontres avec les parents, parfois risquée parce qu'il est délicat d'aborder les questions d'éducation, mais qui avec les enfants en difficulté donnait de bons résultats... quand j'obtenais la coopération des familles. J’ai ainsi pu défendre cette démarche face à la hiérarchie, en particulier quand j’ai passé le concours de professeur des écoles. L'inspecteur me disait, un peu gêné, « oui, vous avez raison, mais… » et je n’ai pas obtenu de franc soutien, d’autant moins qu’après un court épisode où l’on avait prétendu favoriser le partage des expériences entre enseignants, on est vite revenu au système des instructions officielles, des injonctions venues d’en haut. Circulez, y a rien à voir !



(à suivre)

samedi 22 juin 2019

La réussite scolaire pour tous, promesse non tenue (1)

Texte de 2010. Mes annotations de ce jour sont en italique.

« Je me suis vanté de savoir comment faire réussir tous les élèves. Chers parents, chers collègues, le moment est venu de vous en dévoiler la recette, mais ça va prendre du temps parce qu'il me faut commencer par les prémisses. Ce que j’en dirai à la fin n’est ni plus, ni moins qu’un préalable, un passage obligé en dehors duquel il n'est point de salut, même si vous y mettez tout votre cœur et que les dieux de la pédagogie sont avec vous.

Mais d’abord, rappelez-vous ce qu'ils ont dit !

La charte pour l'école du XXIème siècle, ça se passait sous Claude Allègre, c'était l'aboutissement d'une nouvelle pensée politique de l'éducation, commencée juste après l'élection de Mitterrand. On devait finir par mettre l'enfant au coeur du système éducatif et on améliorerait ainsi l’efficacité de l'école, et plus un élève ne quitterait l'école à 16 ans sans savoir bien lire et bien calculer, avec en prime au moins un niveau d'études validé, qui serait donc le brevet. Une excellente idée ; ça partait du cœur. Ce dogme de l'enfant au centre du système, soudain tombé du ciel, semblait bien vouloir prophétiser la fin prochaine de la recherche pédagogique. Comme d’autres ont, avec la chute du mur, célébré la fin de l’histoire ! Toujours un peu mauvais esprit, je me suis dit : « Et avant, alors, il était où l'enfant ? A côté, au fond, en surface, en dehors du système ? N'a-t-il pas toujours été au centre des préoccupations des enseignants ? »

Il fallait donc comme d’habitude comprendre le contraire de ce qu’on nous disait : en vérité, l’enfant ne serait plus au centre du système. Mais quoi alors ? Eh bien, l’école, voyons, c’est l’école elle-même en tant qu’appareil d’état qui allait prendre toute la place. Les résultats de l’école allaient en effet être examinés à la loupe, évalués à tous les niveaux, sous tous les angles, et on allait voir ce qu’on allait voir ; et on a vu une usine à gaz administrative, une mise sous tutelle sans précédente des enseignants, un grand chambardement pour un résultat pas simplement nul, mais carrément négatif. Désastreux !

N’est-il pas intéressant de constater que, du statut d'être humain inachevé (au Moyen-âge) et après avoir dû attendre l'âge de sept ans pour être considéré comme doué de raison (début du XXème siècle), celui de vingt-et-un pour pouvoir voter (jusqu’à Giscard), après avoir été dressé, redressé, battu, sous tutelle depuis des siècles et des siècles, l'enfant accède aujourd’hui au statut d’espèce protégée, au même titre que la femme - droits de la femme, droits de l’enfant, même combat - ?
Il nous semble ainsi que l’enfant s’est émancipé au point qu’à peine balbutiant, il se retrouve au centre du monde, à exercer un pouvoir sur les adultes qui l’entourent - un pouvoir exorbitant parfois - ; mais ce n’est que l’effet visible d’une propagande intensive de la pub, des médias, des penseurs du libéralisme, qui vise en réalité à en faire un consommateur aux réflexes pavloviens, formé pour adhérer à cette société qu’on peut désormais qualifier de société du gaspillage et du mensonge (nous verrons cela dans un autre épisode).

L'institution Ecole n’a pas échappé à ces turbulences, qui a peu à peu abandonné la plupart des principes qui faisaient peu ou prou, avec plus ou moins de bonheur, notre contrat social.
Car voyez ce qu’en réalité ils ont fait !

La Charte pour l'Ecole du XXIème siècle, lancée comme une fusée, a foiré. En cause : la précipitation, la force d’inertie du corps enseignant, que sais-je encore... Seul le ministre de l’EN ne se remet pas en question. Comme Jean-Michel Blanquer ne se remettra pas en question, qui était déjà dans le coup sous d’autres présidences et pour d’autres réformes qui toutes ont foiré. A savoir que les résultats sont toujours aussi mauvais.

En 1981, pour la première (et la dernière) fois, on demandait aux instituteurs leur avis sur une réforme projetée de nouveaux programmes. J’étais encore jeune, fougueux, de peu d’expérience : j’acquiesçai, circonspect, mais j’acquiesçai tout de même. En face, quelques vieux instit’s faisaient figure de dinosaures par principe réticents au changement. J’ai cependant l'impression, rétrospectivement, que ce qui est sorti de nos réunions de concertation était déjà dans les cartons, que j’ai donné mon consentement à des changements qui n'étaient pas tous utiles, ni pertinents, que la voix sage de l’expérience, celle des dinosaures, n’a pas été entendue. Depuis 1970, l’année de mon premier stage, je n'ai d’ailleurs jamais vu le moindre changement impulsé par la base ; par les syndicats, peut-être, mais comme ils n’ont jamais été bien virulents à l’égard du pouvoir… Eh oui, dans l'Education Nationale, comme à l’armée, tout vient toujours d'en haut, des chefs politiques, sous couvert de soi-disant experts, quel que soit leur degré d’incompétence. Se méfier des experts, car ne sont bombardés tels que les bons serviteurs de qui les emploie !

1995, 2002, 2008, allez hop ! trois chambardements de programmes, quasiment coup sur coup, et je vous épargne les multiples petits aménagements qui avaient cours à chaque changement de ministre ! « Il faut bien qu’ils laissent leur marque » disions-nous en rigolant… jaune. Vu de l'intérieur, du point de vue des instit’s, les programmes et l’organigramme de l’école ont fini par ressembler à un brouillon de feuilles volantes raturées, fléchées de partout, avec des retraits, des ajouts, des changements de classification, des contradictions, un tas de modifications, certaines mineures, inutiles, formelles et sans aucune incidence sur les résultats des élèves ou de l'école.
Les statistiques nationales et le mauvais classement PISA de l’école française n’en sont-ils pas la preuve ?

Exemple de l’évaluation.

Autrefois, on donnait une dictée, une rédaction, un problème, on les notait sur dix ou sur vingt et l’élève savait s’il maîtrisait ou pas l’orthographe, la syntaxe ou le raisonnement mathématique. Mais c’était sans doute trop simple, pas assez précis, et surtout, c’était normatif, c’est-à-dire que ça disait à l’élève ce qu’il devait savoir et s’il le savait ou pas. Rendez-vous compte ! Une horreur !
Oui, normatif est un gros mot ! La bonne évaluation est formative ; mais c’est quand même pour savoir si l’élève maîtrise ou pas la compétence... Il fallait donc enrober, faire des phrases pour arriver au même résultat. Il fallait en outre éviter de dire à l’élève qu’il ne savait pas. On a été sommé de faire dans le positif. C’est comme ça qu’on a introduit la notation au moyen de lettres au lieu de chiffres - méthode plus douce, car ainsi tout était « en voie d’acquisition ». Plus question des cinq fautes éliminatoires que ma génération a connues au certificat d’études !
Avant la réforme de la notation, c’est bien connu, les enseignants étaient brutaux avec leurs élèves. Mais après, ils ont été encouragés à les entretenir dans l’illusion du savoir. La vie active se chargerait de leur ouvrir les yeux.

Une nouvelle mode de l’évaluation venait de naître et on a, dans le même temps, évalué collectivement, et de plus en plus souvent, les élèves, les classes, les écoles, au niveau national, à des fins statistiques. Et de cette manière, en plus de l’évaluation pédagogique individuelle par les inspecteurs, on a évalué le corps enseignant dans son ensemble. Les seuls qui n’ont jamais été évalués, ce sont les ministres et les experts.
Toute cette évaluationnite a fini par manger beaucoup de temps et coûter beaucoup d’énergie. Au point qu’on pouvait se demander quand on allait pouvoir commencer à enseigner…

L’école maternelle n’a pas été épargnée. Les injonctions à évaluer se sont faites de plus en plus pressantes. Et je suis tombé dans le panneau : j’ai cru que c’était bon. Avec frénésie, on a commencé à tout évaluer et on s’est bientôt retrouvé dans chaque école avec des livrets pleins d’innombrables compétences hyper pointues à évaluer trois fois pas an, de véritables usines à gaz, impossibles à mettre en œuvre sans rogner sur le temps des apprentissages. On parlait de culture de l'évaluation, ça venait tout droit de chez les Ricains, ça sentait bon sa culture d'entreprise, et nos chefs nous ont fait honte de ne pas l’avoir, avec nos ridicules vieux carnets de notes de 15 matières notées sur 10. Ils ont cru qu’en évaluant à tour de bras on allait devenir rentables.

En même temps, des parents se rebiffaient, commençaient à carrément refuser l'évaluation : pas de notes, pas de jugement, pas de stylo rouge... Bon, tout allait dans le même sens. Comment résister ?

Exemple du langage professionnel.

Dans le même élan, nos experts nous refondaient le langage de la pédagogie. De mémoire de dinosaure, jamais on n'avait connu un tel foisonnement de néologismes, de sigles, de reformulations de pratiques pourtant fort anciennes. Tout n'était pas vain, certes, mais franchement, ils nous ont gavés, saoulés avec leur jargon. A marche forcée ! Souvent il m'est arrivé d'attraper le train en marche ou d’avoir l’air de débarquer de la planète Mars, face à de jeunes collègues frais émoulus du déjà défunt IUFM qui, eux, étaient forcément au fait des derniers bricolages de nos chercheurs (1). Je n’avais tout simplement pas le temps de lire toutes les nouveautés qui sortaient à un rythme infernal, alors les parents, vous pensez, qu'est-ce qu'ils pouvaient bien y piger, eux, à la pédagogie, hein ?
A la fin, tout ce baratin prenait le pas sur le contenu. Alors que n’importe quel adulte lecteur, un papy par exemple, est capable d’apprendre à un enfant à lire, en lui montrant et en lui expliquant simplement ce qu’il fait lui-même, nous, instit’s, nous gargarisions de théories et d’un langage savant, que je me suis empressé d’oublier avant même que j’ai été en retraite.

Exemple du temps scolaire.

Depuis Mitterrand, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de réduire le temps hebdomadaire de présence des enseignants face aux élèves, c’est-à-dire le temps d'enseignement - ce qui revient à diminuer le temps d’apprentissage des élèves -, en supprimant d'abord une heure, puis un samedi matin sur trois, puis tous les samedis, sous prétexte de permettre aux instit’s de faire ce qu’ils faisaient de toute façon déjà avant, sur leur temps libre, en dehors de l’école, à savoir se concerter entre collègues et assister à des conférences pédagogiques, le travail de préparation de la classe demeurant cependant à l’appréciation de chacun. Ce temps-là désormais institué, on a commencé dans les écoles à compter son temps, à s’appliquer surtout à ne pas en faire plus que ce que disait le règlement et le résultat, c’est qu’on en a fait moins qu’avant, quand ce temps n’était pas compté.

Exemple des contenus.

Dans ce temps scolaire réduit, ils (nos penseurs démolisseurs de l'école) n’ont même pas hésité une seconde à nous coller des petites matières nouvelles comme l’informatique et l’éducation à la sécurité routière qui, à ce modeste niveau, se font très bien à la maison, sans parler de l’initiation à une langue étrangère qui était juste une fausse bonne idée (je le démontrerai bientôt).
Et comment ont-ils fait entrer tout ça dans une semaine ramenée de 27 à 24 heures ? Eh oui, vous avez tout bon : ils ont rogné sur le temps consacré aux matières essentielles : la lecture, l’écriture, le calcul, le raisonnement, les sciences... Il a même été reproché à maints instit’s de ne pas faire sport pour travailler plutôt la résolution de problèmes ou la lecture, comme se le permettaient les anciens pour qui la pratique sportive n’était pas une nécessité, mais une activité qui se faisait de toute façon hors temps scolaire dans les bois environnants.
Dans la même veine, quelqu’un là-haut a eu l’idée de mettre une heure de sport en plus au collège. Ca n’est certainement pas pour lutter contre la difficulté scolaire, n’est-ce pas. Peut-être bien que quelqu’un là-haut a une pressante envie de transformer l'école publique en machine à priver le peuple de culture. Je parle naturellement d'une culture de la pensée critique. Les faits contredisent ici aussi le discours : l'école à deux vitesses, c'est d’ores et déjà maintenant.

Enfin les gouvernements dont je parle, tous d’accord, ont tout fait pour que 80% des élèves arrivent au bac et l'obtiennent. Pour faire plaisir à leurs parents ? Ou pour séduire ces électeurs ? Ils ont pour cela renoncé à l’exigence, créé des baccalauréats à petite vitesse pour des études au rabais. Si avec le bac noble, général, on peut encore entrer en prépa pour des carrières valorisantes - après avoir tout de même suivi des cours particuliers pour palier la faiblesse du niveau général au lycée -, avec le bac pro, on peut carrément prétendre à vendre des chaussures ou de l'assurance, ce que sans effort, ni études peut réussir n’importe quel individu normalement constitué. Ah, pour intégrer HEC, des parents fortunés avec capacité de piston, ça marche aussi.

(à suivre)

(1) A propos de chercheurs : ils ne sont pas payés pour chercher mais pour trouver, alors forcément ils trouvent, coûte que coûte, parfois n'importe quoi, sous peine de passer pour des incapables. Il faut bien justifier son salaire.
A propos du défunt Institut Universitaire de Formation des Maîtres : après bien des détours, sous couvert de revalorisation, le ministre (je ne sais même plus son nom !) a carrément supprimé la formation professionnelle initiale des enseignants et l'a remplacée par un master d'études générales sur les professions de l’enfance. Moralité : plus les enseignants font d'études, moins ils sont formés.



lundi 17 juin 2019

Du foin pour les élèves

17 juin. Journal de 7 heures 30 de France Inter : « C’est le bac aujourd’hui. Menace de grève de la surveillance contre la réforme qui simplifiera l’épreuve au profit du contrôle continu. Pour en parler, tout à l’heure, nous recevons Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale. » Comme toujours sur cette chaîne de propagande, on présente la grève de façon à ce qu’elle soit incompréhensible à ceux qui ne sont pas au courant du projet de loi et on ne donne la parole qu’au gouvernement.

Bon. J’y suis allé un peu fort pour le premier article. Donc, autocritique obligée.

Comme tout le monde, j’ai participé à l’avènement de ce que je dénonce, en tant que parent et en tant qu’enseignant, comme tout le monde, en toute bonne foi, en essayant de bien faire. Même après qu’on a pris conscience des problèmes, il est difficile en effet de se dégager de la pensée dominante, dans laquelle on baigne depuis toujours, qui nous a formatés, puis de ramer à contre-courant, car il faut pour cela de la constance dans l’effort, affronter les bien-pensants, braver la hiérarchie, prendre des risques, renoncer à un certain confort...

Je ne prétends donc faire le procès de personne, sinon collectivement, chaque génération concourant à forger le monde qu’elle laissera à ses enfants. Et l’école que j’ai laissée en 2010 à mes petites-filles était dans un piètre état. Pas de mon fait, certes, mais j’aurais pu résister davantage et le faire plus tôt.

Voici, en quelques mots, comment l'Ecole de la République - formule consacrée, désormais automatique, dont on aimerait bien savoir ce qu’elle signifie exactement - a été d’un même élan discréditée auprès du public, dévoyée dans ses missions, privée de ses moyens, démolie. Sans doute est-ce pour ces raisons qu’elle va s’appeler bientôt l’Ecole de la Confiance et qu’elle fut un temps nommée l’Ecole pour Tous... preuves qu’elle n’était pas pour tous et qu’elle n’inspire plus confiance. Comme si le nom, telle une incantation vaudou, pouvait la guérir de ces maux que lui ont infligés et lui infligeront encore les mêmes ministres et chercheurs en pédagogie qui la rebaptisent !

Aujourd’hui, pour justifier quelque réforme que ce soit, les mots qu’emploient les ministres, relayés à l’envi par les médias, sont particulièrement trompeurs et ce, à dessein, parce que l’objectif n’est plus d’améliorer le fonctionnement de l’école mais au contraire de le rendre inefficace. Nous y reviendrons souvent. Demandez-vous donc toujours s’il ne faudrait pas comprendre le contraire de ce qu’on vous raconte.
Autrefois, on était plus direct, un peu plus franc du collier. Ainsi, René Monory, célèbre garagiste devenu ministre de l’Educ. Nat. sous la cohabitation Chirac / Mitterrand, affirmait, péremptoire, pour justifier des compressions de personnel, qu’on apprend mieux dans une classe de trente élèves que dans une classe de quinze. Sans rire. Bien pauvres enfants que ceux qui n’ont qu’un précepteur, n’est-ce pas ?

Depuis un certain Claude Allègre, imité puis dépassé par Luc Ferry, Xavier Darcos et Luc Châtel, avec en bout de chaîne les inspecteurs départementaux qui se prennent maintenant pour des DRH, et parfois même jusqu’au dernier conseiller pédagogique, le MEN (ministère de l'Education Nationale) tout entier n'a cessé de taper sur les enseignants, non seulement dans sa communication interne, mais aussi de manière officielle, en s’adressant à « La-France » par le canal du poste de télé, merveilleuse machine à rumeurs, entre deux émissions de propagande. Les successeurs se sont montrés moins agressifs en paroles, mais la casse a continué. A cause de cela, j’ai regretté parfois d'avoir demandé ma retraite : je me faisais un peu l’impression du rat quittant le navire, laissant le jeune équipage se dépatouiller avec cette école dévalorisée, qui avait perdu le restant d’âme qu’elle entretenait encore quand j’ai commencé à travailler.

Mon premier ministre de l'Education Nationale, quand j’étais jeune instit’, a été Joseph Fontanet. Je me revois en mars 1973, avenue Ney à Metz, défilant avec quelques milliers d’étudiants et lycéens, scandant "Debré (ou Fontanet), salaud, le peuple aura ta peau !". Ces deux-là avaient déjà concocté un bon plan pour virer des facultés les boursiers suspectés de glander : l'un voulait leur supprimer le sursis au service national militaire et l'autre avait inventé le DEUG, deux ans de plus d’études généralistes. Avec l’interruption forcée pour faire le bidasse pendant un an et au retour la perspective de deux années avant de commencer une réelle qualification, il était couru d’avance que quiconque n'avait pas les moyens pécuniaires pour tenir, finissait par renoncer et se chercher un job à l'usine. En ce temps-là, il y en avait encore, des usines.

Le principe de la réforme était évidemment et tout simplement de limiter le nombre d’étudiants, car ça coûte cher ; déjà le souci de l’économie ! Le même argument a resservi avec bonheur puisqu’une majorité de Français opina du chef en réponse à la question du président Sarkozy : « Franchement, qui voudrait entretenir des fainéants, hein ? » J’aurais voulu lui répondre : « Tous les étudiants qui ratent leur examen ne sont pas des fainéants. Et même si certains abandonnent après un échec, souvent parce qu’ils n’ont plus les moyens de survivre loin de leur famille, le supplément de culture acquis justifie amplement cette année que vous diriez perdue. Mais peut-être considérez-vous la culture comme inutile aux enfants du peuple ? »

« Depuis quinze ans donc [au moment où j’écrivais ces lignes], nous assistons au dénigrement systématique de l'école et des enseignants, par les ministres en premier lieu, quelle que soit leur appartenance politique. Toujours la même technique. Ils disent : « Les enseignants sont des gens sérieux qui font bien leur travail. » puis ajoutent ou font dire par des collaborateurs ou des journalistes que néanmoins
- chez les enseignants il y a davantage d’absentéisme que dans les autres catégories professionnelles,
- que les enseignants font grève sans raison car ils sont une catégorie de privilégiés,
- que les enseignants ne sont pas honnêtes car manipulés par les syndicats,
- que l’école privée a de bien meilleurs résultats que l'école publique,
- que les enseignants devraient être payés au mérite afin qu’ils soient encouragés à travailler,
- que les enfants apprennent autant par la télévision que par l'école,
- que les enseignants utilisent de mauvaises méthodes (des méthodes trop évidentes et trop simples, peut-être)
- et même que les enseignants sont mal formés (à qui la faute ?)

Tout cela est propagande destinée au public des parents d'élèves, à qui le gouvernement fait croire que son souci est la réussite scolaire des enfants et qu'il va mettre un bon coup de pied dans cette fourmilière des profs gauchistes qui sont la cause de tout ce malheur qui fait que votre petit ne peut pas apprendre à lire correctement et se retrouve à la sortie de l’école sans la moindre compétence utile.
Cette stratégie qui semble électoraliste est en réalité une entreprise délibérée de déconstruction de cette école qui, par le travail de ses enseignants, revendiquait encore sincèrement, fièrement, la mission d’instruire et de cultiver les enfants de la nation qui ne naissent pas avec une cuiller en argent dans la bouche. De nos dirigeants, la bouche est pleine d’une « école républicaine » qui ne veut plus rien dire puisque par leurs actes, ils ajoutent au désastre.

C’est en effet à la vitesse de la lumière que se sont enchaînés les grands plans de réforme de l'école avec en ligne de mire le chamboulement des programmes. A peine sortis des cerveaux surchauffés des chercheurs en pédagogie - les mêmes qu'il y a 20, 30 ou 40 ans, et qui se contredisent aujourd'hui (1) - et pas encore assimilés par les enseignants, voilà les programmes déjà caducs, les réformes réformées. L’adaptation des rythmes scolaires au rythme des enfants ? Un serpent de mer dont on parle tous les dix ans ! La Charte pour l'Ecole du XXIème siècle ? Passée à la trappe ! Les piliers du Socle Commun ? Dilués, noyés, dans les programmes bordéliques de 2008. La semaine de quatre jours et l'aide personnalisée ? Copie déjà à revoir. Mastérisation des professeurs des écoles ? Bravo ! Ils seront mieux payés mais certainement pas mieux formés ! Tout est du même tonneau.

Plus grave encore que cette confusion, que cette lamentable gabegie, sont les conséquences pour les élèves d’un activisme politique acharné contre l’école, qui avance masqué derrière un double langage : d’abord, on clame que l’école est en danger ; ensuite, sous prétexte de la sauver, on la massacre. Car voici ce qui s’est réellement passé :
- réduction de trois heures de la semaine de classe, donc moins de temps pour enseigner
- suppression de postes d'enseignants, donc plus d'élèves dans les classes et moins de temps à consacrer à chacun
- diminution des crédits, donc moins d'actions innovantes
- suppression des psychologues scolaires et des enseignants spécialisés, donc moins d'aide particulière
- allègement des programmes fondamentaux, introduction de matières qui relèvent de l'éducation parentale (et non de l'instruction publique), et toujours plus de sport ! donc moins de temps pour lire, écrire, calculer, raisonner, se cultiver
- baisse continuelle du niveau d'exigence, avec pour conséquence que seuls s’en sortent ceux dont les parents sont avertis et exigeants (2)
Etcetera.

Dans ce joyeux foutoir, les enseignants qui ne sont pas démoralisés ont bien du mérite. Ils continuent en râlant de faire ce qu'ils peuvent mais leur parole, à l'instar de leur expérience, n'a aucune valeur, aucune oreille auprès de la toute puissante machine hiérarchique. Comme c'est néanmoins toujours à eux d’expérimenter les moyens pratiques de mettre en oeuvre les "instructions officielles", sous prétexte d’une liberté pédagogique statutaire qu’on leur conteste pourtant, les pauvres ont quasiment toujours un train de retard. Les inspecteurs de l'Education Nationale sont là pour le leur rappeler : les enseignants sont des nuls, des paresseux et des tricheurs. Non, je n’exagère pas, je l’ai suffisamment constaté ; un IEN (inspecteur, inspectrice de l’EN) qui n’affiche pas son mépris pour les enseignants est une exception. (3)

Le résultat de tout ça est identique au résultat de l’hyper mondialisation libérale : quarante ans d'une croissance misérable avec paupérisation des plus pauvres et enrichissement des plus riches, et au bout du compte, des solutions à une prétendue crise qui vont mettre par terre tout le progrès véritable, celui qui était de l’ordre de l’humain. Ca veut dire que tous ceux qui n'ont pour s’instruire et se cultiver que les moyens de l'école gratuite n'auront plus jamais les mêmes chances que ceux qui peuvent soutenir financièrement leurs rejetons jusqu'à pas d’âge. L’ouverture de Sciences-po et de l'ENA aux enfants des cités n'est que de la poudre aux yeux, une pub bien clinquante qui rejette dans l’oubli la multitude de ceux qui resteront sur le carreau.

Comment s’y prendre alors, pour redresser la barre et faire de l’Ecole de la République une école du peuple qui fasse réussir les enfants du peuple ? Je vais vous le dire.

NOTES

(1) J'ai connu les maths modernes et la lecture globale, et tout n’était pas mauvais là-dedans, mais on a voulu les imposer sans discussion. Si, au contraire, la parole des vieux instit’s avait eu de l'importance, si l'expérience acquise des enseignants avait été reconnue, j'aurais pu m'éviter de tâtonner tout seul dans mon coin, et surtout, on aurait expérimenté les méthodes nouvelles ensemble, à notre rythme, on les aurait comparées au anciennes et de cette confrontation, on aurait pu tirer le meilleur. Depuis, on a fait le yoyo, pour en arriver au même point qu’il y a un demi-siècle, si ce n’est pire. Je suis parti avec mes presque quarante années d'expérience et personne jamais n'en profitera. Triste constat : la pédagogie, ce n’est pas le prof’ qui l’invente au contact de la réalité de sa classe, c’est le chercheur dans son laboratoire qui travaille sur des enfants virtuels pour essayer de les adapter aux exigences comptables et politiques du gouvernement.

(2) L'orthographe ne compte plus, la grammaire s'apprend au petit bonheur, les rédactions sont remplacées par des exercices à trous, la photocopie a remplacé la copie manuelle, les contrôles de connaissances se font par QCM (Quand la Chance s’y Met), la division et la décimale ne s'abordent qu'à la fin des études, le langage de la rue est désormais celui de l'école, les enseignants eux-mêmes parlant mal et truffant leurs écrits de... disons, des coquilles, pour être gentil. Pendant ce temps, les bourgeois envoient leurs gosses en pension, dans les boîtes privées où l’on apprend mieux. La « France d’en bas », quant à elle, n’a peut-être que ce qu’elle mérite ?



 (3) Parmi ces IEN, il y avait surtout d'anciens collègues instituteurs. Pas forcément des foudres, à ce que j’ai entendu dire ! Enseigner et inspecter sont évidemment deux choses très différentes. Dans les formations d’inspecteurs, on leur bourre bien le mou et une fois en poste, à part quelques-uns, ils se prennent pour des caïds et n'ont qu'une façon de gérer leur relation avec le corps enseignant : faire péter leurs galons, étouffer toute velléité de contestation, mettre bas les profs, les traiter comme des enfants, avec une prédilection pour la démolition des plus faibles que j’ai mainte fois constatée. Minable. »

mardi 11 juin 2019

L'enfant virtuel

En guise d'ouverture, un texte de 2010. 

" J’ai été instit’, puis prof’ des écoles, de 1973 à 2010. J’ai enseigné à plus d’un millier d’enfants. J’ai connu leurs parents, des écoles en ville et des écoles de campagne, une dizaine d’inspecteurs et davantage de ministres. J’ai vécu d’innombrables réformes, plusieurs plans de lutte contre l’illettrisme, toutes les évolutions du métier, mais lorsque je fais le bilan, je suis triste : le résultat de tout ça est une désolation ; « l’école de la République », avec ses beaux principes, est partie à vau-l’eau. Ce qu’il en reste n’est qu’une affligeante farce car désormais, chers parents, usagers du service public d’éducation, vous ne pourrez vraiment plus compter que sur vous-même pour faire réussir vos enfants. Quant à vous, mes chers collègues, vous pourrez vous mettre sur la tête, réclamer de nouveaux moyens, remédier à tours de bras, vous ne sauverez pas un seul de vos élèves. Non, je ne plaisante pas. Depuis quarante ans, sous prétexte d’éradiquer l’échec scolaire, on a fait exactement ce qu’il fallait pour que la situation empire. Si vous avez la patience de me lire, je me targue de vous en convaincre.

Une tempête a soufflé sur la société française, l’échelle des valeurs en a été chamboulée. Et nous, enseignants et parents, au lieu de rester fidèles au cap, de tenir bon le gouvernail de notre charge, au lieu de conserver bien en mire le souci de faire de nos enfants des adultes instruits, cultivés, rigoureux, responsables, indépendants, respectueux, d’une haute moralité, bref éduqués, nous avons fait relâche et pris l’air du temps - du bon temps. Des experts, pédagogues, psychologues, pédiatres, poussés en avant parce que chantres de l’évolution libérale de la société, idolâtres du progrès, de la modernité à tout prix, nous ont tout à coup servi un tas de beaux discours, tour à tour culpabilisants et rassurants, destinés à justifier a posteriori la dégradation des conditions de vie et de développement des enfants.

Ces pontes de la recherche pédagogique prétendaient que les méthodes d’éducation de nos aïeux n’avaient fait que des ravages, que l’enfant avait changé, qu’il était grand temps de nous adapter au siècle et à cette nouvelle humanité, qu’il n’y avait qu’à les suivre, eux qui savaient si bien comment s’y prendre. Ils expliquaient que les parents accaparés par la nécessité de travailler ne devaient pas se culpabiliser de n’être pas présents, que la qualité de la relation avec les enfants remplaçait avantageusement la quantité, qu’il n’était pas forcément mauvais, et sans doute même profitable du point de vue éducatif, que les petits reçussent leur dose quotidienne de télé, qu’il fallait que l’adulte s’abaissât au niveau de l’enfant, quitte à parler le langage de la rue, à l’école aussi, que ce n’était pas très grave si on ne savait pas calculer puisqu’il y avait des calculettes, qu’il était inutile de bien écrire puisque la calligraphie est la science des ânes, que maîtriser l’orthographe était secondaire puisque n’importe quel traitement de texte comprenait désormais un correcteur... Il fallait tout revoir !

Et le piège de la bonne conscience, pourtant gros comme une maison, s’est refermé sur nos inquiétudes et nos scrupules. C’est en effet avec bonne conscience que l’enfant d’aujourd’hui, comme beaucoup de mes derniers élèves, est levé à six heures du matin pour être à sept heures déposé à l’accueil périscolaire, parce que ses parents doivent foncer à leur travail, qui est à au moins une heure trente de trajet avec les embouteillages. C’est ainsi que l’enfant patiente encore une heure trente avant de faire son temps d’école entrecoupé par le passage à la cantine, puis retourne au périscolaire jusqu’à dix-huit heures trente, si les parents ne sont pas encore dans les embouteillages. C’est comme ça que cet enfant nomade ne pose finalement son sac que vers sept heures du soir. Un peu de télé tandis qu'on lui prépare à manger - un plat de lasagnes surgelés passés au four à micro-ondes -, un peu de télé pendant le repas, un peu de télé après le repas, histoire de passer un moment de détente en famille; vite la toilette et au dodo, vers vingt-et-une heures, si tout va bien. Le mercredi, centre de loisirs, toute la journée ; le samedi, courir les supermarchés ; le dimanche, repos, grasse matinée, farniente – trop crevés des courreries de la semaine.

Il n’est souvent pas facile de vivre avec un seul salaire. Alors nous dirons qu’ils ont bien de la chance, ces enfants dont l’un des parents peut rester à la maison pour s’occuper de leur éducation.

Chez nous en France, et en Europe, avant, c’était… différent.
Différent ? Et avant quoi ? Disons avant l’intrusion de la télé dans les foyers, avant mai 68, avant l’invasion du numérique. Avant donc, il y avait l'enfant des villes, qui battait le trottoir, et l'enfant des champs, qui pataugeait dans les mares - des univers bien différents mais habités de gens véritables et dédiés à l’exercice de leurs sens, de leurs muscles, de leur intelligence et de leur imagination. Tous deux sont désormais des espèces disparues, disparues à jamais, remplacées par une seule qui est l’espèce d’enfant qui passe sa vie assis, face à un écran, le casque sur les oreilles, coupé de son milieu, qu’on pourrait appeler l'enfant d’un monde virtuel, car il est dans la télé, dans la vidéo, dans l’ordinateur, dans le téléphone portable, dans l'Internet, dans la virtualité, réputée plus vraie que la réalité.

L'enfant des villes habitait un lieu qu'il appelait son quartier, dont il fréquentait l'école. Le quartier faisait autour de lui comme un village où tout le monde, ou presque, se connaissait, avec ses petits commerçants, ses petits artisans aux échoppes ouvertes sur le trottoir. Les adultes s’y rencontraient et les enfants aussi, qui retrouvaient dans la rue leurs camarades et les jeux de la bande, essayant d’échapper à la vigilance des parents et des voisins. Ils allaient au cinéma le jeudi, à la campagne parfois le dimanche, et passaient peut-être leurs vacances en colonie, à la mer ou à la montagne, avec d'autres enfants.

L'enfant des champs habitait le village où tout le monde se connaissait, avec ses petits commerçants, ses petits artisans, avec le maire, le maître d'école, le curé et le garde-champêtre dont il pouvait croiser le chemin à tout moment de la journée. L’enfant apprenait de la communauté toutes les leçons de la vie, nécessaires à la vie, de la naissance à la mort. Les jeudis, les dimanches, pendant les vacances, toute l'année, il passait le plus clair de son temps avec les copains, les copines.

L'enfant des villes et celui des campagnes, garçons ou filles, avaient en commun de partager les choses de la vie avec leurs semblables, concrètement, charnellement, dans la liberté d’un espace, le quartier, le ban communal, à explorer, à conquérir, à construire, sous la surveillance et avec l’assentiment des adultes. Ils n'étaient jamais seuls. La nécessité, sans doute, les associait par le travail à la vie de la famille, mais leurs jeunes vies ne s’en déroulaient pas moins comme une aventure : ils maniaient le couteau, le briquet, construisaient des cabanes, cuisaient leur frichti, s’entraidaient, se complétaient, se colletaient et réglaient leurs différends avec honneur, selon les codes d’une société enfantine qui se transmettaient, de génération en génération, des plus âgés aux plus jeunes. Tout cela était parfaitement sensoriel et soumis à l’ardeur des rapports affectifs directs ; tout cela était réel et vrai.

Ô temps bénis ! dirais-je sans la moindre hésitation. Vous souriez peut-être, pensant - à juste titre d’ailleurs - que notre propre enfance, libre des soucis de l’âge adulte, nous rend toujours nostalgiques et que le temps jadis, tel un paradis perdu, nous semble toujours meilleur. Mais après avoir pendant près de quarante ans travaillé et vécu avec des enfants, je crois savoir dissocier la nostalgie du simple constat. Et je constate que l'enfance, auparavant soumise au dressage qui devait préparer les bons adultes, n’aura connu l’âge d’or qui fut celui de l’émancipation que pour retomber dans une autre sorte d’aliénation, celle du plaisir immédiat, du désir tout puissant, qui la laisse en suspension dans l'égocentrisme, sans guide pour appréhender la vie. Et il me semble que toute la sollicitude que nous avons aujourd’hui pour les enfants ne fait que les maintenir plus profondément et plus longtemps dans cet état irréel.

L’enfant d’aujourd’hui, en effet, apprend la vie dans le cocon d'une famille réduite à sa plus simple expression – papa et maman, voire seulement l’un des deux -, auquel s’ajoutent d’autres cocons, les structures gérées par des professionnels de l’enfance, crèches, garderies, associations diverses et variées, et puis l'école, bien sûr. Dans cet environnement balisé où la coopération et la confrontation avec l’autre enfant, son égal, sont éludées ou organisées, il lui est permis, et parfois demandé, d’exercer très tôt des compétences d’adulte, il lui est demandé de comprendre et par conséquent d’être responsable. A bien des égards traité comme un adulte, il se considère l’égal des adultes. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait du mal à renoncer à ce confort, à cette sécurité, à cette puissance, et qu’il ne le fasse que le plus tard possible, et parfois au-delà du raisonnable, vers trente ou quarante ans.

Mais cela ne fonctionne que dans la mesure où l’entourage l’accepte et présente quelques sérieux inconvénients.

Tandis que se multipliaient déclarations solennelles des droits de l’enfant, législations et structures en faveur de la protection de l’enfance, l’enfant lui-même s’est vu de plus en plus cerné, contrôlé, formaté, par et pour notre société dite de consommation, et paradoxalement privé de ses plus belles libertés, celles d’aller et venir à sa guise, de prendre des risques, de s’ennuyer, de s’inventer, de se révolter. Toujours entre quatre murs, à l’abri du dehors et de ses dangers, souvent sans fratrie, ne voyant plus guère ses parents, chacun de son côté obligé de courir les routes pour travailler ou pourvoir au ravitaillement du foyer, cet enfant solitaire est sous la surveillance constante d’adultes, puéricultrices, nourrices, enseignants, animateurs, qui organisent pour lui son espace et son temps.

Il s'enferme enfin dans un ultime cocon, plus douillet encore que le cercle de famille, dans lequel rien de fâcheux ne peut lui arriver et qui pourtant a les apparences du monde, c’est celui que forme l’enfant avec lui-même quand il se place sous influence par la grâce des ondes ou du cordon à débit de plus en plus haut qui le relient à la télé, à l’ordinateur, au téléphone portable, objets qui l’accaparent désormais partout et ne s’éteignent jamais.

Les adultes savent sans doute faire la part des choses, séparer le futile de l’utile, l’important de l’anecdotique, le vrai du faux, le bon du mauvais. L’enfant, lui, ne sait rien, il ne juge qu’à l’aune de ses plaisirs et de ses contrariétés. Telle une éponge, il ingurgite benoîtement ce qui lui est proposé, l’intègre et se coule ainsi peu à peu dans le moule de la  pensée mercantile triomphante. Et il n’y pas beaucoup d’adultes pour le mettre en garde, par manque de temps, de moins en moins même, parce qu'eux aussi sont désormais sous influence.

Ainsi l’enfant ne peut-il pas savoir, pas même imaginer, ce que l’enfance a perdu. Par la fenêtre de la garderie, attendant que ses parents viennent le reprendre, il peut bien regarder le paysage, la ville ou le village, puis par la fenêtre de la voiture voir défiler la nature, les prés, les bois, mais il ne sait rien de ce qui se passe là-dehors, rien du parfum des fleurs, ni du chant des oiseaux, ni de la caresse du vent, rien non plus des autres enfants, solitaires comme lui, qui contemplent, derrière d’autres fenêtres, un monde désertifié.
L’espace public n’est plus qu’un lieu de circulation, de passage, où nos trajectoires ne se croisent plus comme autrefois - bonjour, pardon, je vous en prie, vous n'auriez pas..., comment aller à... -, quand on vivait au dehors autant que chez soi, qu’on se parlait au travail, au jardin, sur la place, chez le boucher, au café, au bal du samedi soir, que les enfants aussi avaient des lieux où se retrouver tous ensemble.

Toute la relation humaine, ou presque, se cantonne à présent dans le huis clos des logis, ou bien à distance, par le canal du téléphone et de l’e-mail, dans le tête à tête avec la machine. Sinon pourquoi cette invention de la fête des voisins ? Avant, ça ne serait venu à l’idée de personne. Ainsi le monde des enfants d’aujourd’hui est bel et bien un monde virtuel, une copie désincarnée du réel, dans laquelle s’agitent, à une vitesse fulgurante, des êtres sans chair, intouchables et froids, et qui ne peuvent eux-mêmes les toucher. A vivre, nos enfants préfèrent le rêve sur un quelconque jeu de console. Au lieu de grandir avec un petit chien, ils élèvent un tamagotchi, un rien qui loge dans une puce. A la rencontre sur un terrain de sport, ils suppléent par un match contre la « wii ». Et alors qu’ils pourraient librement parcourir les sentiers près de chez eux, il leur faut plutôt l’aventure programmée des parcs d’attractions, ou bien, passifs, survoler du monde ce que l’oeil d'une caméra veut bien leur montrer.

Tout de même, Internet leur ouvre grand les « autoroutes du savoir » ! Il a suffi qu’un ministre de l’Education Nationale lance cette formule et voilà justifiée l’addiction à l’information en continu, pléthorique et instantanée. Comme l'on se sent heureux de constater qu'on trouve tout sur Internet, et en temps réel ! Là aussi, la formule doit frapper l’imagination : vous êtes censés rester cois de stupéfaction admirative. Mais de quel savoir parle-t-on ? Qui fait pour les enfants, et pour nous, le tri dans cet océan de futilités, de faits divers, de blagues, de canulars, de sollicitations commerciales, de séductions éhontées, de malveillances ? Alors on picore ce qu’on trouve, au petit bonheur, et on finit par s’abandonner à la facilité du clic, tout étourdi de nouveautés choisies spécialement pour nous par Google.

Internet ouvre aussi les autoroutes de la communication, toujours d’un clic, avec des abréviations et des icônes pour remplacer l’expression des sentiments. Que c’est facile, que c’est beau ! Dire que nous, adultes, nous extasions souvent sur la dextérité des enfants à manipuler tous ces petits bidules branchés. Sans voir qu’il s’agit d’une communication tronquée, partiale, cachottière, trompeuse, et finalement anonyme. Sans voir que, dans ce monde virtuel, la publicité omniprésente transforme l’enfant d’abord en une cible consciencieusement mitraillée, avant d'en faire sa marchandise.

Ainsi la pub lui dit ce qu’il doit boire et manger, ce qu’il doit voir et écouter, ce qu’il doit posséder, ce qu’il doit penser. C’est inévitable, c’est le progrès ! Comme chacun sait, le progrès ne s’arrête jamais. J’entendais déjà quelques hurluberlus médiatisés se réjouir comme d’un bienfait que bientôt soit supprimé l’enseignant au profit de l’enseignement à distance - et ce sera interactif, hein ! Alors, ce sera formidable ! Comme si le maître d’école ne l’était pas, interactif.

Placé au centre de cette immense toile, l’enfant n’a pas le rôle de l’araignée. Il est la mouche, le prisonnier. Bientôt l'état d’enfance lui-même passera dans la virtualité. Déjà l’on devine, à certains discours de publicitaires, de pédagogues, de psychologues, que le temps de l’enfance innocente, naïve, désintéressée, décalée, qui pense encore le monde autrement, qui s’amuse et s’instruit d’un rien et sans frais, qui se construit si lentement, est en fait un temps perdu dans une société d’économie libérale.

Les enfants sont ainsi encouragés très tôt à imiter les comportements sociaux et sexués des adultes, et en premier lieu ceux qui exigent qu’on achète quelque chose. A peine ils tiennent debout, les bambins trouvent au supermarché le petit chariot qu’ils pourront remplir au rythme de leurs envies ; les petites filles déjà angoissées par les ravages du temps se tartinent de crème anti-ride et les petits garçons, tatouage et piercing, enseignent à leur papa comment choisir son automobile. Encouragés à prendre le pouvoir, et tout soumis qu’ils sont à la fascination de la publicité, du must, du buzz, du cool, de l’indispensable nouveauté, ils deviendront vite des enfants rois qui imposeront leur frénésie de consommation à leur entourage, et avec sa complicité encore.
  
« Vous ne trouvez pas qu'ils sont plus éveillés que nous au même âge ? » Me disait récemment une dame, tout attendrie et « bluffée » par le génie de sa progéniture.
« Non, madame, je crois au contraire qu’ils pourraient bien l’être moins. Tout dépend de ce à quoi vous voudriez  les éveiller. »
Sans doute les enfants de nos jours savent utiliser toutes sortes de machines, d’une manière « intuitive » et efficace, sans se poser de questions, quand nous-mêmes perdons du temps à lire la notice (quand elle existe) et nous escrimons à essayer de comprendre ce qui ne nous est pas expliqué. Faut-il s’en féliciter ? La question, me semble-t-il, n’était pas évidente, mais puisque la voilà posée, il y faut bien une réponse.

Cette différence de comportement me paraît découler d’une différence fondamentale des modes de penser. Pour un nombre croissant d’enfants et d’adultes, rien ne doit être difficile, toute simplification d’une tâche est un progrès. Ainsi la lecture ne leur servirait plus à grand’ chose puisque, par exemple, le texte explicatif sur les aliments et les biens de consommation courante est maintenant remplacé par des couleurs, des pictogrammes, des logos et de petites bandes dessinées. Signe évident d’un appauvrissement culturel. De manière générale, l'enfant qui est dans le virtuel estime devoir être en mesure de savoir sans avoir besoin d’apprendre. Tout en un coup d’œil, comme en un seul clic.

Se développe parallèlement, spécialement pour la jeunesse, une culture époustouflante de bassesse et de bêtise : Télétubbies, Lapins Crétins, slime morveux, championnat de game-boy, tout sur ta rock star préférée, la télé-réalité qui ne donne à voir que des sentiments scénarisés, du virtuel, du vent. Ainsi se fabriquent des générations de jouisseurs impatients, paresseux, vains, dénués de curiosité, ignorants et fiers de l’être. Notre « environnement » nous conditionne, tels des rats de laboratoire, à suivre et sans cesse recommencer un parcours immuable au bout duquel, après avoir abondamment salivé, nous recevons la suprême gratification d'un nouvel objet, encore plus facile à utiliser, présenté comme une prouesse technologique, 100% ludique, fait pour nous épargner l'effort.

Cherche-t-on à savoir si un autre parcours est possible, s’il existe une autre manière de jouir de la vie ? Imagine-t-on que la difficulté même du parcours pourrait être consubstantielle au bonheur ?

« Oui, madame, les enfants d’aujourd’hui sont plus éveillés, si vous considérez le fait qu’ils ont plus tôt que nous, et souvent en dehors de tout contrôle, connaissance des vicissitudes de la société des adultes, amoralité, violence et pornographie comprises. » Les bandes des « quartiers » s’affrontent à la machette, le CM2 rackette le CP, le viol collectif relève de la sexualité normale, l’avortement des fillettes est toujours d’actualité, le premier pétard se fume avant la puberté, les profs de collège se font insulter… What else ?

Sans doute les enfants voteront-ils bientôt à seize ans, et peut-être même à quinze, assurés que sont nos maîtres, les seigneurs du capital et les politiciens qui les servent, que ces enfants-là auront été non éduqués, privés des outils qui leur permettraient de comprendre le monde, et convenablement formatés afin de perpétuer le statu quo social, dans l’illusion des facilités infinies.



Je sais que vous ne vous reconnaissez pas dans ce portrait, ni comme parent, ni comme enfant. Vous pensez en outre qu’il s’agit d’une caricature. C’en serait une, en effet, si de tels enfants n’existaient pas. Mais je les ai rencontrés, de plus en plus nombreux, au cours des vingt dernières années, en vertu de quoi je me risque à généraliser, à y voir un fait de société. 

Dans votre cas, bien sûr, il faut nuancer."

(à suivre)