lundi 17 juin 2019

Du foin pour les élèves

17 juin. Journal de 7 heures 30 de France Inter : « C’est le bac aujourd’hui. Menace de grève de la surveillance contre la réforme qui simplifiera l’épreuve au profit du contrôle continu. Pour en parler, tout à l’heure, nous recevons Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale. » Comme toujours sur cette chaîne de propagande, on présente la grève de façon à ce qu’elle soit incompréhensible à ceux qui ne sont pas au courant du projet de loi et on ne donne la parole qu’au gouvernement.

Bon. J’y suis allé un peu fort pour le premier article. Donc, autocritique obligée.

Comme tout le monde, j’ai participé à l’avènement de ce que je dénonce, en tant que parent et en tant qu’enseignant, comme tout le monde, en toute bonne foi, en essayant de bien faire. Même après qu’on a pris conscience des problèmes, il est difficile en effet de se dégager de la pensée dominante, dans laquelle on baigne depuis toujours, qui nous a formatés, puis de ramer à contre-courant, car il faut pour cela de la constance dans l’effort, affronter les bien-pensants, braver la hiérarchie, prendre des risques, renoncer à un certain confort...

Je ne prétends donc faire le procès de personne, sinon collectivement, chaque génération concourant à forger le monde qu’elle laissera à ses enfants. Et l’école que j’ai laissée en 2010 à mes petites-filles était dans un piètre état. Pas de mon fait, certes, mais j’aurais pu résister davantage et le faire plus tôt.

Voici, en quelques mots, comment l'Ecole de la République - formule consacrée, désormais automatique, dont on aimerait bien savoir ce qu’elle signifie exactement - a été d’un même élan discréditée auprès du public, dévoyée dans ses missions, privée de ses moyens, démolie. Sans doute est-ce pour ces raisons qu’elle va s’appeler bientôt l’Ecole de la Confiance et qu’elle fut un temps nommée l’Ecole pour Tous... preuves qu’elle n’était pas pour tous et qu’elle n’inspire plus confiance. Comme si le nom, telle une incantation vaudou, pouvait la guérir de ces maux que lui ont infligés et lui infligeront encore les mêmes ministres et chercheurs en pédagogie qui la rebaptisent !

Aujourd’hui, pour justifier quelque réforme que ce soit, les mots qu’emploient les ministres, relayés à l’envi par les médias, sont particulièrement trompeurs et ce, à dessein, parce que l’objectif n’est plus d’améliorer le fonctionnement de l’école mais au contraire de le rendre inefficace. Nous y reviendrons souvent. Demandez-vous donc toujours s’il ne faudrait pas comprendre le contraire de ce qu’on vous raconte.
Autrefois, on était plus direct, un peu plus franc du collier. Ainsi, René Monory, célèbre garagiste devenu ministre de l’Educ. Nat. sous la cohabitation Chirac / Mitterrand, affirmait, péremptoire, pour justifier des compressions de personnel, qu’on apprend mieux dans une classe de trente élèves que dans une classe de quinze. Sans rire. Bien pauvres enfants que ceux qui n’ont qu’un précepteur, n’est-ce pas ?

Depuis un certain Claude Allègre, imité puis dépassé par Luc Ferry, Xavier Darcos et Luc Châtel, avec en bout de chaîne les inspecteurs départementaux qui se prennent maintenant pour des DRH, et parfois même jusqu’au dernier conseiller pédagogique, le MEN (ministère de l'Education Nationale) tout entier n'a cessé de taper sur les enseignants, non seulement dans sa communication interne, mais aussi de manière officielle, en s’adressant à « La-France » par le canal du poste de télé, merveilleuse machine à rumeurs, entre deux émissions de propagande. Les successeurs se sont montrés moins agressifs en paroles, mais la casse a continué. A cause de cela, j’ai regretté parfois d'avoir demandé ma retraite : je me faisais un peu l’impression du rat quittant le navire, laissant le jeune équipage se dépatouiller avec cette école dévalorisée, qui avait perdu le restant d’âme qu’elle entretenait encore quand j’ai commencé à travailler.

Mon premier ministre de l'Education Nationale, quand j’étais jeune instit’, a été Joseph Fontanet. Je me revois en mars 1973, avenue Ney à Metz, défilant avec quelques milliers d’étudiants et lycéens, scandant "Debré (ou Fontanet), salaud, le peuple aura ta peau !". Ces deux-là avaient déjà concocté un bon plan pour virer des facultés les boursiers suspectés de glander : l'un voulait leur supprimer le sursis au service national militaire et l'autre avait inventé le DEUG, deux ans de plus d’études généralistes. Avec l’interruption forcée pour faire le bidasse pendant un an et au retour la perspective de deux années avant de commencer une réelle qualification, il était couru d’avance que quiconque n'avait pas les moyens pécuniaires pour tenir, finissait par renoncer et se chercher un job à l'usine. En ce temps-là, il y en avait encore, des usines.

Le principe de la réforme était évidemment et tout simplement de limiter le nombre d’étudiants, car ça coûte cher ; déjà le souci de l’économie ! Le même argument a resservi avec bonheur puisqu’une majorité de Français opina du chef en réponse à la question du président Sarkozy : « Franchement, qui voudrait entretenir des fainéants, hein ? » J’aurais voulu lui répondre : « Tous les étudiants qui ratent leur examen ne sont pas des fainéants. Et même si certains abandonnent après un échec, souvent parce qu’ils n’ont plus les moyens de survivre loin de leur famille, le supplément de culture acquis justifie amplement cette année que vous diriez perdue. Mais peut-être considérez-vous la culture comme inutile aux enfants du peuple ? »

« Depuis quinze ans donc [au moment où j’écrivais ces lignes], nous assistons au dénigrement systématique de l'école et des enseignants, par les ministres en premier lieu, quelle que soit leur appartenance politique. Toujours la même technique. Ils disent : « Les enseignants sont des gens sérieux qui font bien leur travail. » puis ajoutent ou font dire par des collaborateurs ou des journalistes que néanmoins
- chez les enseignants il y a davantage d’absentéisme que dans les autres catégories professionnelles,
- que les enseignants font grève sans raison car ils sont une catégorie de privilégiés,
- que les enseignants ne sont pas honnêtes car manipulés par les syndicats,
- que l’école privée a de bien meilleurs résultats que l'école publique,
- que les enseignants devraient être payés au mérite afin qu’ils soient encouragés à travailler,
- que les enfants apprennent autant par la télévision que par l'école,
- que les enseignants utilisent de mauvaises méthodes (des méthodes trop évidentes et trop simples, peut-être)
- et même que les enseignants sont mal formés (à qui la faute ?)

Tout cela est propagande destinée au public des parents d'élèves, à qui le gouvernement fait croire que son souci est la réussite scolaire des enfants et qu'il va mettre un bon coup de pied dans cette fourmilière des profs gauchistes qui sont la cause de tout ce malheur qui fait que votre petit ne peut pas apprendre à lire correctement et se retrouve à la sortie de l’école sans la moindre compétence utile.
Cette stratégie qui semble électoraliste est en réalité une entreprise délibérée de déconstruction de cette école qui, par le travail de ses enseignants, revendiquait encore sincèrement, fièrement, la mission d’instruire et de cultiver les enfants de la nation qui ne naissent pas avec une cuiller en argent dans la bouche. De nos dirigeants, la bouche est pleine d’une « école républicaine » qui ne veut plus rien dire puisque par leurs actes, ils ajoutent au désastre.

C’est en effet à la vitesse de la lumière que se sont enchaînés les grands plans de réforme de l'école avec en ligne de mire le chamboulement des programmes. A peine sortis des cerveaux surchauffés des chercheurs en pédagogie - les mêmes qu'il y a 20, 30 ou 40 ans, et qui se contredisent aujourd'hui (1) - et pas encore assimilés par les enseignants, voilà les programmes déjà caducs, les réformes réformées. L’adaptation des rythmes scolaires au rythme des enfants ? Un serpent de mer dont on parle tous les dix ans ! La Charte pour l'Ecole du XXIème siècle ? Passée à la trappe ! Les piliers du Socle Commun ? Dilués, noyés, dans les programmes bordéliques de 2008. La semaine de quatre jours et l'aide personnalisée ? Copie déjà à revoir. Mastérisation des professeurs des écoles ? Bravo ! Ils seront mieux payés mais certainement pas mieux formés ! Tout est du même tonneau.

Plus grave encore que cette confusion, que cette lamentable gabegie, sont les conséquences pour les élèves d’un activisme politique acharné contre l’école, qui avance masqué derrière un double langage : d’abord, on clame que l’école est en danger ; ensuite, sous prétexte de la sauver, on la massacre. Car voici ce qui s’est réellement passé :
- réduction de trois heures de la semaine de classe, donc moins de temps pour enseigner
- suppression de postes d'enseignants, donc plus d'élèves dans les classes et moins de temps à consacrer à chacun
- diminution des crédits, donc moins d'actions innovantes
- suppression des psychologues scolaires et des enseignants spécialisés, donc moins d'aide particulière
- allègement des programmes fondamentaux, introduction de matières qui relèvent de l'éducation parentale (et non de l'instruction publique), et toujours plus de sport ! donc moins de temps pour lire, écrire, calculer, raisonner, se cultiver
- baisse continuelle du niveau d'exigence, avec pour conséquence que seuls s’en sortent ceux dont les parents sont avertis et exigeants (2)
Etcetera.

Dans ce joyeux foutoir, les enseignants qui ne sont pas démoralisés ont bien du mérite. Ils continuent en râlant de faire ce qu'ils peuvent mais leur parole, à l'instar de leur expérience, n'a aucune valeur, aucune oreille auprès de la toute puissante machine hiérarchique. Comme c'est néanmoins toujours à eux d’expérimenter les moyens pratiques de mettre en oeuvre les "instructions officielles", sous prétexte d’une liberté pédagogique statutaire qu’on leur conteste pourtant, les pauvres ont quasiment toujours un train de retard. Les inspecteurs de l'Education Nationale sont là pour le leur rappeler : les enseignants sont des nuls, des paresseux et des tricheurs. Non, je n’exagère pas, je l’ai suffisamment constaté ; un IEN (inspecteur, inspectrice de l’EN) qui n’affiche pas son mépris pour les enseignants est une exception. (3)

Le résultat de tout ça est identique au résultat de l’hyper mondialisation libérale : quarante ans d'une croissance misérable avec paupérisation des plus pauvres et enrichissement des plus riches, et au bout du compte, des solutions à une prétendue crise qui vont mettre par terre tout le progrès véritable, celui qui était de l’ordre de l’humain. Ca veut dire que tous ceux qui n'ont pour s’instruire et se cultiver que les moyens de l'école gratuite n'auront plus jamais les mêmes chances que ceux qui peuvent soutenir financièrement leurs rejetons jusqu'à pas d’âge. L’ouverture de Sciences-po et de l'ENA aux enfants des cités n'est que de la poudre aux yeux, une pub bien clinquante qui rejette dans l’oubli la multitude de ceux qui resteront sur le carreau.

Comment s’y prendre alors, pour redresser la barre et faire de l’Ecole de la République une école du peuple qui fasse réussir les enfants du peuple ? Je vais vous le dire.

NOTES

(1) J'ai connu les maths modernes et la lecture globale, et tout n’était pas mauvais là-dedans, mais on a voulu les imposer sans discussion. Si, au contraire, la parole des vieux instit’s avait eu de l'importance, si l'expérience acquise des enseignants avait été reconnue, j'aurais pu m'éviter de tâtonner tout seul dans mon coin, et surtout, on aurait expérimenté les méthodes nouvelles ensemble, à notre rythme, on les aurait comparées au anciennes et de cette confrontation, on aurait pu tirer le meilleur. Depuis, on a fait le yoyo, pour en arriver au même point qu’il y a un demi-siècle, si ce n’est pire. Je suis parti avec mes presque quarante années d'expérience et personne jamais n'en profitera. Triste constat : la pédagogie, ce n’est pas le prof’ qui l’invente au contact de la réalité de sa classe, c’est le chercheur dans son laboratoire qui travaille sur des enfants virtuels pour essayer de les adapter aux exigences comptables et politiques du gouvernement.

(2) L'orthographe ne compte plus, la grammaire s'apprend au petit bonheur, les rédactions sont remplacées par des exercices à trous, la photocopie a remplacé la copie manuelle, les contrôles de connaissances se font par QCM (Quand la Chance s’y Met), la division et la décimale ne s'abordent qu'à la fin des études, le langage de la rue est désormais celui de l'école, les enseignants eux-mêmes parlant mal et truffant leurs écrits de... disons, des coquilles, pour être gentil. Pendant ce temps, les bourgeois envoient leurs gosses en pension, dans les boîtes privées où l’on apprend mieux. La « France d’en bas », quant à elle, n’a peut-être que ce qu’elle mérite ?



 (3) Parmi ces IEN, il y avait surtout d'anciens collègues instituteurs. Pas forcément des foudres, à ce que j’ai entendu dire ! Enseigner et inspecter sont évidemment deux choses très différentes. Dans les formations d’inspecteurs, on leur bourre bien le mou et une fois en poste, à part quelques-uns, ils se prennent pour des caïds et n'ont qu'une façon de gérer leur relation avec le corps enseignant : faire péter leurs galons, étouffer toute velléité de contestation, mettre bas les profs, les traiter comme des enfants, avec une prédilection pour la démolition des plus faibles que j’ai mainte fois constatée. Minable. »

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