Pesons
le sens de chaque mot : si l’enfant en difficulté est mis au centre du
système, cela signifie bien que sur lui, en premier lieu, le système veut agir.
« Le
système » : un concept qui, dans le cas qui nous préoccupe, englobe
normalement tout ce qui a une influence sur l’enfant, l’école et la famille
bien sûr, mais pas seulement… Or, la société elle-même n’est pas citée comme en
faisant partie, ainsi dédouanée d’office de toute responsabilité dans cette
affaire. Et on oubliera même finalement les familles pour ne retenir que
l’école, ce qui est bien commode puisque voilà bien le seul élément de ce
système sur lequel on peut agir facilement, par voie législative, par décret,
par notes de service, même quand ça ne sert à rien.
Système
tronqué, réduit à peau de chagrin, donc truqué. Impossible dans ces conditions
qu’une quelconque action ait un quelconque effet sur la difficulté scolaire.
Cette
orientation néanmoins donnée, on n'a voulu ni voir, ni entendre (ou alors marginalement)
que quand un enfant est en difficulté, ses parents aussi sont dans la difficulté
et que son maître ou sa maîtresse le sont pareillement. Au-delà de ça, ce sont bien
les chercheurs et la hiérarchie du MEN qui devraient se considérer eux mêmes en
difficulté pour n’avoir pas su résoudre le problème, pour l'avoir même aggravé. La société tout entière
enfin ne devrait-elle pas considérer la possibilité que la difficulté scolaire d’un
seul enfant soit en réalité la sienne.
Souffrances.
L'élève
en difficulté souffre en effet d’abord de sa difficulté à se conformer au moule
de l’élève idéal, de sa difficulté à régurgiter ce qu'on veut lui inculquer. Mais
très rapidement - disons après deux ou trois ans d’école, mais surtout à partir
de l'élémentaire -, il souffre désormais avant tout de l’image de lui-même que son
entourage et l’école, cruelle institution malgré ses bons sentiments, lui
renvoient. C'est une souffrance si aiguë, et parfois tellement désespérée en
raison des moyens mis en œuvre qui ne sont jamais à la hauteur, que l’enfant ne
peut l'apaiser qu'en appuyant dessus, comme on vide un abcès en l’écrasant : « Puisque
vous me montrez que je suis nul, eh bien, je vais me comporter en parfait nullard,
mais je trouverai ailleurs de quoi me sentir fier de qui je suis ». La
réaction de l’élève aggrave son cas.
Pris conjointement
dans cette spirale dégradante de l’échec scolaire, ses parents souffrent
doublement, pour eux-mêmes et pour l’enfant qu’ils ont élevé et qu’ils aiment.
Ils pourront eux aussi être tentés par une réaction similaire à celle de leur
enfant et rejeter l’école, les enseignants, le « système ».
De ce
nœud douloureux, le maître ne sort pas indemne, qui peine à aider cet enfant, à
rassurer sa famille, qui souffre en particulier de se retrouver impuissant lorsqu’il
a dans sa classe une proportion importante d’élèves en difficulté, qui sont
pour certains déjà engagés dans cette spirale désespérée qui les pousse à se
rendre insupportables.
Où l’enseignant
trouvera-t-il aide et réconfort ? Pas vraiment chez ses collègues, souvent
enfermés comme lui dans la solitude de leur classe. Et puis, on n’avoue pas
volontiers qu’on ne maîtrise pas la situation, car ce serait reconnaître une
incompétence. Pudeur et honte bien mal placées, n’est-ce pas ? Il ne
trouvera pas davantage de soutien chez son IEN - DRH, qui ne sait que penser en
termes d’application des instructions officielles et de contrôle des
enseignants : « Vous avez des problèmes ? Vous en êtes la cause.
Vous devez vous corriger. Il y a des formations pour ça. » Voilà donc le
maître ou la maîtresse d’école promptement renvoyés à leurs doutes, à leur
solitude et à la débrouille. Pour peu que dégoûtés du « système », ils
réagissent alors eux aussi de la même façon négative que les enfants et les
parents dont je viens de parler, vous imaginez l’ambiance, et ses conséquences
sur la scolarité des élèves !
Bien
sûr, la grande majorité des collègues qui se retrouvent dans cette situation
souffrent en silence et prennent sur eux pour continuer à faire honnêtement
leur travail. Certains cependant ne tiendront pas le coup. Ils se mettront en
maladie, ou ils quitteront l’enseignement, ou préféreront passer le concours
d’IEN afin d’échapper à la dure réalité des classes.
L'Ecole Républicaine
souffre enfin des coups répétés de ses détracteurs, à qui tous les derniers
gouvernements ont fait la part belle en privant l’institution des moyens
traditionnels dont elle disposait pour remplir ses missions - baisse du niveau
d’exigences, contenus exsangues, perte d’autorité, réduction de personnel... A demi
terrassée, l’école publique n’a aujourd’hui plus guère d’alliés, ni forces pour
se défendre. Les citoyens n’ayant pas l’air de se sentir concernés par ce
naufrage, l’instruction publique risque fort de tomber demain dans le domaine du
marché privé, comme les autoroutes et bientôt les caisses de retraite. Paieront
alors ceux qui pourront. Les autres ? Ma foi, tant pis pour eux.
Tout ça
nous signale qu’en réalité sont en difficulté les experts et les politiques, puisque
malgré toutes leurs contorsions, ils ne parviennent pas à atteindre cet
objectif principal qu’ils ont pourtant clairement énoncé : éradiquer l'échec
scolaire. A moins qu’ils aient encore une fois fomenté de faire le contraire de
ce qu’ils disent.
Cette question
de l’échec scolaire, ils l’ont mal posée depuis l’origine. Parce que la société
avait évolué, ils pensaient que l’école devait s’adapter à la société, sans
trop préciser en quoi, et que le problème serait ainsi réglé. Au vu des
résultats que cela a produits, on n’a pas l’impression que la société a évolué
dans le bon sens. Je laisse chacun juge de cela.
Dans ma
classe, évidemment, je n'avais pas la possibilité de soigner la société, ni mon
ministre, ni les chercheurs, ni mon inspecteur. Dans ma classe, j'avais des
enfants et ces enfants avaient des parents. Dans ma classe, il y avait une
aide-maternelle et dans l'école, il y avait des collègues. A nous tous, on faisait
déjà un petit système, sous-système, complexe sur lequel il était peut-être possible
d’agir avec une certaine efficacité. A savoir comment !
Le
piège.
Tordons
le cou d’abord à une idée reçue : « Il nous faut plus de
moyens ! » On n’améliorera pas le système scolaire en y injectant toujours
davantage d’argent, sauf à embaucher des enseignants et à les former. Si l’argent
est nécessaire à l’achat des moyens matériels d'enseignement, je ne crois pas que
la quantité de matériel soit garante de la réussite des élèves. C’est même
parfois l’inverse. Ce n’est pas parce que chaque élève aura sa calculette,
qu’on remplacera le tableau noir par un tableau numérique « interactif et
ludique », qu’on changera tous les deux ans de manuel, qu’on disposera
d’un photocopieur, que l’enseignement deviendra plus efficace, que les élèves
deviendront plus savants ou intelligents. La calculette les a pour l’heure
dispensés d’apprendre à calculer, le photocopieur d’apprendre à écrire, le correcteur
automatique d’apprendre l’orthographe, le QCM informatique d’apprendre à faire
des phrases, tout ça sans être plus interactif qu’un bon maître.
Les
manuels et fichiers scolaires eux-mêmes ne servent qu’à mâcher le travail des enseignants
(il n’y a qu’à suivre) puisque aucun élève ne s’en sert vraiment, le prof ayant
déjà tout dit. A cet égard, la maternelle, l’école que je connaissais le mieux,
était la cible privilégiée de dizaines de maisons d'édition et de diffusion dont
les représentants nous harcelaient afin que nous leur achetions leurs produits,
dont très peu pouvaient être considérés comme nécessaires ou même simplement utiles,
et c’est de cette façon que des tonnes de documents et de matériels souvent
redondants dorment encore dans les armoires.
Réclamer
plus de moyens, plus d’argent, quand il ne s’agit pas de diminuer le nombre
d’élèves dont chaque professeur a la charge, c’est tomber dans la facilité,
faire preuve de paresse. La problématique de l'apprentissage se joue ailleurs. (Nous
verrons plus tard la question de la formation des enseignants, de la pratique
professionnelle et des compétences du pédagogue.)
L’art d’enseigner, plutôt que des
recettes de pédagogie.
Enseignement
et apprentissage sont des questions de personnes avant tout ; techniques
et stratégies pédagogiques ne viennent qu’en second lieu.
Il y a en
effet d'une part la qualité des relations : entre le maître et l'élève, entre
l’élève et ses camarades, entre le maître et les parents, entre le père et la
mère, entre les parents et l'enfant, entre toutes les personnes qui gravitent
autour de l’enfant et de l’école.
Et il y
a d'autre part les représentations : l’image de soi et la vision du monde
qu'a chacune de ces personnes.
Chez une
même personne, les deux sont intimement liées.
Apprendre
de quelqu’un et enseigner à quelqu’un sont les deux faces d’une même relation
qui requiert de part et d’autre des représentations de soi et du monde
concordantes. Si on y regarde d’un peu près, il devient évident que lorsqu’un enfant
ne parvient pas à apprendre, ce n'est jamais parce qu'il est bête, incapable de
comprendre, mais parce que ses relations et ses représentations ne fonctionnent
pas de manière efficace dans le « système » scolaire. Ainsi ne sont
pas adaptés à la réussite scolaire les comportements liés au désir de paresse, au
refus de la difficulté, au mépris de l’institution et des personnes, à l’égocentrisme,
à une mauvaise image de soi... Rien que de très banal.
Partant
de ce constat, je me suis attaché à travailler en priorité sur les
représentations et les relations au sein d’un système scolaire élargi au
minimum à la famille, composé donc de l'enfant, de ses parents, de ses maîtres,
de ses camarades, mais aussi de sa fratrie, des autres membres de sa famille,
de sa nourrice… afin de les comprendre, d’en conscientiser le fonctionnement,
de déceler ce qui devait en être amélioré, de mettre en œuvre les améliorations
nécessaires avec toutes les personnes concernées, et ce afin que l'enfant
puisse s'adapter aux exigences de l’école, c'est-à-dire devienne capable d'apprendre.
De même que l’individu se voit toujours finalement contraint de s’adapter à la
société, je pense en effet que c’est à l’enfant de s’adapter à l’école, une
école qui prépare à la vie dans la société, et non l’inverse.
S’adapter
ne signifie pas subir en courbant l’échine ; il s’agit bien au contraire
d’un pari gagnant : le bons sens populaire en témoigne de façon très
simple quand il énonce « Apprends bien à l’école ; ainsi quand tu
seras grand, tu auras la vie plus facile ».
Cette
approche systémique (pragmatique et phénoménologique) m’a permis de continuer
de croire en mon métier. Je me suis considéré le serviteur public, devant aux
usagers de l'école, mes élèves et leurs familles, toute mon attention, toute ma
compétence, toute mon énergie. Et j’ai bientôt osé m’engager, lors des réunions
de rentrée par exemple, à ce que tous mes élèves, sans exception, quittent la
grande section en étant prêts pour l’école élémentaire, compétents, consentants,
désireux et heureux d'apprendre.
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