Le plus grave a été le lancement
public tonitruant, par le président de la république, Nicolas Sarkozy, du
concept d'élève en difficulté, et d’une partie des mesures qui s’en sont
suivies. Ça m’a fait un choc. Or donc, après tous ces aménagements destinés
à aplanir les difficultés du parcours scolaire, on en revenait au point de
départ : certains élèves ne parvenaient pas à tout apprendre.
C’était parler
vrai, certes, mais là, le cancre d’autrefois se retrouvait carrément sous les feux
des projecteurs, médiatisé, ausculté, prêt pour la vivisection et tout le
tremblement de la remédiation et de la prophylaxie pédagogique.Ah, quelle mauvaise idée ! parce
que non content de « stigmatiser » l’enfant, on allait encore une fois
prétendre résorber ses difficultés scolaires par des mesures techniques, des
actions concernant strictement le métier d’enseignant, sans s’attaquer aux
causes profondes de ces difficultés.
Et ça a fonctionné comme un
antalgique qui fait oublier le mal mais ne le guérit pas. On attend d'ailleurs toujours
l’évaluation de ces mesures et la publication des résultats.
Côté enseignants, on a mis en
place l'injonction de pédagogie différenciée - c’est comme cuisiner des plats différents
pour chacun des membres de la famille - et tout l'arsenal du soutien personnalisé par les moyens
du RASED et des PPRE et voilà que la suppression du samedi matin donne
naissance encore à l’APED (c’est notre jargon : Réseau d’Aide Spécialisée à
l’Enfance en Difficulté, Projet Personnel de Réussite Educative, Aide
Personnalisée aux Elèves en Difficulté).
Côté enfants et familles, l’enfant
en difficulté se voyait ainsi proposer des travaux plus simples et un rythme
d’apprentissage plus lent, adaptés à son niveau, qui devaient lui remettre le
pied à l’étrier de la réussite mais ont surtout entretenu son retard sur les
autres (je ne parle évidemment pas de celui qui n’a que de petites difficultés
occasionnelles). Ce pauvre enfant, et sa famille avec lui, s’est reconnu de
suite, puisqu’il était désormais le seul à rester après la classe pour recevoir
du soutien. Le bonnet d'âne et autres stigmates infligés jadis pour lui faire honte
avaient fort heureusement disparu ; à la place, on venait de ressortir le
pilori.
Voilà, c'était bien celui-là,
l'enfant en difficulté qui devait être au centre du système éducatif. Educatif
est le mot juste. Sauf qu’on a vite oublié de parler d’éducation parentale - on
n’allait pas se mêler de ça, hein ? trop délicat - pour ne retenir que le rôle éducatif
de l’école. J’y reviendrai. Bref, on a mis le paquet dans la lutte contre la
difficulté, contre l’échec, scolaires et il n’a pas fallu longtemps pour que
certains parents et la hiérarchie même du MEN, suivis docilement par les médias,
accusent alors les enseignants de ne rien faire pour les enfants
surdoués, voire d’entraver leur naturelle et géniale marge de progression. Il aurait fallu des super héros pour faire ce métier !
Les enseignants ont néanmoins inventé et multiplié les
projets d’aide aux enfants en difficulté. Malgré toutes leurs belles initiatives,
les statistiques sont restées et sont encore aujourd'hui très mauvaises, la France est toujours
aussi mal classée au baromètre PISA (Programme international pour le suivi des
acquis des élèves).
Et depuis ce constat de 2010, la situation a encore empiré.
Conclusion ? La remédiation
pédagogique, ça ne marche pas. Dès lors, pourquoi insister ? Par son refus de
chercher ailleurs les solutions, notre école républicaine va vraiment finir, comme
le pensait Ivan Illich, par abêtir les enfants qui lui sont confiés. Pour un
instit’ qui croyait en sa mission d’instruction, d’éducation et de réduction
des inégalités sociales, c’était décourageant - vraiment.
Oui, alors, qu'est-ce que j'ai fait, moi, pendant ce
temps-là ?
Je résume. Contrairement à
beaucoup de mes collègues qui traînaient les pieds, j'ai défendu les premières réformes, la lecture et les maths en particulier, car en deux années de formation professionnelle à l'Ecole Normale, j’avais
été briefé pour ça. Et parce que je suis un bon soldat, j’obéis aux ordres en essayant
d’y trouver une justification. Avons-nous le choix ? Dans l’Education
Nationale, la désobéissance est une faute professionnelle. On n’est pas fusillé
pour ça, mais on peut être puni, croupir dans les échelons de la grille de
salaire, par exemple.
Alors, je me suis appliqué aussi à
comprendre, à défendre et mettre en oeuvre les réformes suivantes, des « modernisations »
dont, comme tout le monde, je n'étais pas forcément convaincu au départ. Mais ça
n’a pas fonctionné au-delà des dix premières années. Avec l’expérience est
venue la désillusion, et le dégoût pour tout ce chambard qui nous empêchait
de travailler sereinement. Se remettre en question, c’est bien, mais pas chaque
matin, avant même d’avoir pu répondre à la question de la veille. A la fin, on
perd sa boussole. Et comment faire ce métier quand on n’y croit plus ?
Impossible sans sombrer dans la neurasthénie, à moins d’être assez détaché pour
n’y voir qu’un gagne-pain… Alors j’ai cherché, écouté les anciens, lu les
dissidents, testé toutes sortes de « méthodes » et, du discours
pédagogique ambiant ne gardant que ce qui me convenait, j'ai commencé à faire
ma propre tambouille.
La révélation du sens de mon
métier m’est venue vraiment après avoir cessé de voyager d’une école à l’autre, quand
j’ai été nommé à titre définitif dans la petite école maternelle d'Entrange-Cité. Dans ma première classe unique, j’avais
37 élèves de 3 à 5 ans, deux de plus que le maximum alors en vigueur ;
mais comment refuser deux petits, rejeter deux familles ? En les prenant,
j’avais le sentiment de vraiment faire mon devoir et ça me rendait fier. C’étaient
aussi les premiers conseils d’école, grâce à quoi j’ai appris à travailler en
bonne entente, et surtout en confiance réciproque, avec les parents de mes élèves. De même avec mes
collègues de l’école élémentaire. Et puis, faisant appel au RASED, j’ai
beaucoup appris du psychologue scolaire et des enseignants spécialisés; mais là
aussi, j’ai fait ma propre tambouille de psychologie sociale, enfantine et parentale. Je
dois également un mot de reconnaissance à cet inspecteur intéressé par ma
démarche et qui avait pour les instit’s assez de considération pour leur
proposer de s’exprimer dans un bulletin de liaison. Je suis resté 12 ans à
Entrange, et ça a été une période de formation intensive durant laquelle je me suis armé techniquement et aguerri dans mes relations avec les parents, la mairie, l'inspection. Après ça, donc après 22 ans de pratique, je me voyais enfin devenu un vrai instit', assez sûr de moi pour juger de la validité d'une réforme, d'une méthode, assez sûr de moi pour résister à la pression de la hiérarchie.
Comprenant ce qu’était le statut
de fonctionnaire, je m’étais tourné résolument vers les usagers du service public
de l’école, vers les élèves et vers les familles. J'avais décidé qu’il n’y avait qu’à eux seuls que je devais rendre des comptes et j’étais en même temps convaincu que d’eux seuls pouvait venir la solution aux problèmes scolaires
de leurs enfants. Comprenez bien que je renonçais ainsi à l'idée que, dans la réussite de ses élèves, un maître ait une responsabilité autre que celle de simplement faire son cours, que je renonçais à l'idée qu'un maître pouvait transmettre des savoirs à des enfants sans leur consentement, sans le consentement et la coopération de ses parents.
Oui, je renonçais à assumer la responsabilité des difficultés et des échecs, tout comme des réussites, de mes élèves. Cela supposait évidemment que la responsabilité se trouvait ailleurs... chez les parents donc. Ne sont-ils pas les premiers enseignants de leurs enfants ? En corollaire, mon travail ne pouvait plus se satisfaire du simple enseignement : je devais coopérer avec les familles, les impliquer et surtout les responsabiliser, à l'inverse de ce qui était alors dans l'air du temps : .« Contentez-vous d’aimer vos
enfants, l’école s’occupe du reste. »
Durant mes dix-sept dernières années d'activité, je m’en suis donc tenu
à cette ligne de conduite, exigeante parce qu'elle prend du temps et nécessite de nombreuses rencontres avec les parents, parfois risquée parce qu'il est délicat d'aborder les questions d'éducation, mais qui avec les enfants en difficulté donnait de bons résultats... quand j'obtenais la coopération des familles. J’ai ainsi pu défendre cette démarche face à la hiérarchie, en particulier quand
j’ai passé le concours de professeur des écoles. L'inspecteur me disait, un peu gêné, « oui, vous
avez raison, mais… » et je n’ai pas obtenu de franc soutien, d’autant moins
qu’après un court épisode où l’on avait prétendu favoriser le partage des expériences
entre enseignants, on est vite revenu au système des instructions officielles, des
injonctions venues d’en haut. Circulez, y a rien à voir !
(à suivre)
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