mardi 30 juillet 2019

Oui, c’est possible d’avoir deux langues maternelles !


Pour maîtriser l'usage d'une langue et en comprendre les subtilités, il vaut mieux être né avec, ou avoir baigné dedans suffisamment longtemps. S'il s'agit de s'exprimer couramment dans une langue autre que le français, je ne vois donc de solution qu’en apprenant en même temps, dès le berceau, langue maternelle et langue étrangère.

Il n’y aurait d’ailleurs de ce fait plus de langue étrangère, mais une langue maternelle bis. Je ne prétends pas que les parents enseignent une seconde langue à leur bébé, et encore moins si eux-mêmes ne la maîtrisent pas parfaitement. Je songe plutôt à une seconde langue tout aussi nécessaire que la maternelle, langue de la mère, qui serait en toutes circonstances l'autre langue pratiquée par une ou plusieurs personnes de l’entourage proche du bébé.

- N'est-ce pas dangereux ? L'enfant ne risque-t-il pas de confondre les deux langues, de les mélanger, de les parler mal toutes deux, d'en être handicapé pour le restant de sa vie ?

Bien sûr que non ! Le problème des langues étrangères, c'est qu'elles sont étrangères à la vie de l’enfant, déconnectées du réel, inutiles, superfétatoires ; elles ne se justifient pas, quand bien même vous en feriez un jeu. En revanche, si vous les rendez familières, tout change : l'apprentissage devient facile, naturel.

Si en effet les grand-parents immigrés parlent italien avec leur petit-fils, quand ils lui donnent à manger, jouent avec lui ou le consolent, l’italien devient pour le petit garçon la langue du cœur et des choses banales de la vie quotidienne, la langue de ses nonni. L’enfant l'apprend avec plaisir et facilité, en même temps qu’il apprend le français de ses parents qui ne savent pas l’italien, car malheureusement les nonni ont voulu qu'ils s’intégrent rapidement et pensaient le faire au mieux en oubliant de parler italien à leurs enfants.
Dans l’esprit du petit-fils, les deux langues, qui sont admises à égalité de valeur, ne se mélangent pas, car chacune est utilisée toujours par les mêmes personnes, dans un même contexte.

Interrogations

Ainsi, ma petite-fille Maija (bientôt 16 mois) aura pour langue maternelle le letton, la langue de sa maman. Le français sera sa langue paternelle, et un peu plus, si ses parents décident de rester en France.
Nadia s’interroge :
- Tout de même, je trouve qu'il y a un risque, j'ai du mal à imaginer comment ça fonctionne.
- Le risque serait que sa maman lui parle un français qu'elle ne maîtrise pas elle-même : mauvaise prononciation, syntaxe fautive, vocabulaire approximatif. Ou que le papa se mette à lui parler un letton qu’il a seulement commencé à apprendre.
- Vu comme ça, oui, ça peut faire du dégât.
- Tant que chacun des parents ne lui parlera que sa propre langue maternelle, Maija saura toujours, sans se tromper, dans quel idiome elle devra communiquer.

- Mais est-ce qu’il ne serait pas possible que des parents, l’un allemand, l’autre espagnol, par exemple, ne parlent tous les deux qu’en anglais à leur bébé ?
- Quel intérêt auraient-ils donc à lui apprendre à bafouiller dans un accent épouvantable un anglais qu’eux-mêmes ne maîtrisent pas ?
- Mais il saurait se faire comprendre dans le monde entier !
- Rien n’est moins sûr. A moins qu’il vive en Angleterre… Auquel cas, l’environnement, les autres enfants pourraient corriger les lacunes et les erreurs de ses parents.

- Comment est-il possible alors d’apprendre à un enfant l'anglais en même temps que le français lorsque personne dans sa famille n’a l’anglais pour langue maternelle ?
- Eh bien, ce n’est pas possible, tout simplement.
- Ah, bon ? Alors, la plupart des petits français ne sauront jamais parler la moindre langue étrangère ?

Les dégâts irréparables de l’impérialisme linguistique

- Eh oui, c’est un triste constat.
L’école de la république a causé un bien grand dommage en réprimant durant des siècles - et aujourd’hui encore, d’une certaine façon ! - l’usage des langues régionales.
La voilà maintenant qui exige que les élèves des petites classes apprennent une langue vivante, avec le peu de succès que l’on sait, alors que tous les enfants avaient autrefois, partout en France, sur le bout de la langue un trésor linguistique, sans le savoir, un trésor désormais perdu, ruiné, par l’école elle-même, des dialectes, des patois, des parlers provinciaux qui pouvaient très bien cohabiter avec le français et favoriser l’apprentissage futur d’une langue étrangère.

L'école française, bras armé de notre jacobine république, s'est acharnée à éradiquer du pays toute trace des langues régionales. Il a fallu pour cela qu'elle dénigre, dévalorise, interdise les langues maternelles que sont l’alsacien, le provençal, le breton, le basque, le picard, et cetera. Le français, qui ne fut que latin de cuisine, devenu langue littéraire, intellectuelle et bourgeoise, langue des dominants, devait supplanter les idiomes de la paysannerie, non écrits et bêtes mais... néanmoins résistants.

La république a donc imposé le Français comme langue, non pas maternelle, mais nationale et patriotique. Deux méthodes ont fait son succès.
La première est la répression directe, pure et simple : les anciens se rappellent encore les punitions et les coups de règle sur les doigts quand un mot de "platt" leur échappait des lèvres.
La seconde est psychologique, c’est la propagande ; par le dénigrement d’abord - les mêmes qui dans leur parler avaient des saveurs du terroir ont connu les sarcasmes et les rires moqueurs que provoquaient leur accent et leurs erreurs - ; par la crainte ensuite en prétendant qu'ils hypothéquaient l’avenir des enfants s'ils continuait de mal parler…

C'est comme ça que l’école a sournoisement implanté dans nos cerveaux ce petit flic qui nous rappelait constamment que la langue de nos grands-parents ne valait rien, qu'elle était un obstacle à la réussite dans l'école et la société françaises. Ainsi l’autocensure a véritablement entraîné la disparition de certaines langues régionales et le déclin des autres. Quelle imbécillité ! Mais on ne le savait pas. On pensait peut-être que le progrès va toujours dans le même sens, que le faible doit s'effacer devant le fort et disparaître. Ah Darwin, mal compris !

Depuis, l’état a fait un peu machine arrière, mais sous la pression des régionalistes qui ne voulaient pas voir mourir leurs langues et cultures. C’est arrivé trop tard, et d'ailleurs, la mesure de l'enjeu n’a pas été prise. Salut particulier à Jo Nousse qui a mené un beau combat ici, dans le "Dreieckerlann", et gagné des batailles, pour la sauvegarde du francique et son enseignement à l’école élémentaire, avant même que le luxembourgeois, langue sœur, se trouve une fierté nouvelle, s’invente un dictionnaire, une grammaire, des manuels scolaires, et reconquière l’espace public.

Les langues régionales sont ainsi entrées à l'école, mais comme des langues étrangères mortes, puisque les enfants ne les pratiquent plus à la maison.
J’ai pour ma part eu la chance que le platt fût encore en honneur chez mes grands-parents maternels qui m’ont beaucoup gardé tandis que mes parents travaillaient, de même que chez mes oncles et tantes, et en général les anciens du village où je venais en vacances avant que nous nous y installions. J’ai parlé platt avec ma grand-mère jusqu’à l’âge de sept ou huit ans, puis j’ai commencé à en être gêné, victime moi aussi de la propagande républicaine.
Mais mon oreille avait appris la petite musique francique aux accents toniques bien marqués et la grammaire germanique, avec ses déclinaisons et son participe passé rejeté à la fin de la phrase. Grâce à quoi, au collège, le phrasé et la grammaire allemande m’ont paru familiers, faciles, et l'anglais après ça plus facile encore.

Le droit d’exister

Le Platt, le Luxembourgeois, je les ai donc oubliés pendant une longue période, parce que l’école, la république, un certain snobisme, m’en faisaient honte. A présent j’ai honte d’avoir cédé si bêtement à la bêtise ambiante, car comprendre et parler cette langue, qui est ma langue grand-maternelle, était en réalité un luxe que peu de mes camarades partageaient, pas même les enfants d’italiens ou de polonais, dont les parents s’étaient interdit de leur apprendre le moindre mot qui ne fût pas français. Et que disent-ils aujourd’hui ? « Nous le regrettons. » Et que disent leurs enfants ? Ils le regrettent aussi.

Alors ne commettez pas la même erreur.

Parler votre langue maternelle à votre enfant. Et lorsque, dans l’entourage de votre enfant, il est une personne qui maîtrise mal le Français, encouragez-là à converser avec votre enfant dans sa propre langue uniquement, fût-ce un patois, et laissez votre enfant lui répondre pareillement. Songez quel enrichissement c'est pour l'intelligence !

Enfin, lorsque vous voudrez que votre enfant apprenne une langue étrangère, veillez à ce que cet apprentissage et cette langue soient validés par vous. Votre enfant doit en effet comprendre que vous y attacher du prix si vous voulez qu'il y trouve une motivation.
Ne dites surtout pas d'une façon dédaigneuse que le « nonno » ne parle même pas le vrai Italien, mais une espèce de patois disgracieux des montagnes. 
Et si l'allemand est la langue étrangère enseignée à l'école élémentaire de votre enfant, ne dites surtout pas devant lui que l'allemand, c’est moche, que ça ne sert à rien et qu’on ferait mieux de lui apprendre l'anglais.
Et ne dites surtout pas que les Lulus sont des cons si vous espérez que votre enfant gagne un jour sa croûte au Luxembourg.


Reconnaissez au contraire la beauté, l'originalité, l’utilité, le droit à l’existence de toute langue.

Mes petites-filles Maija et Ieva, et leur petite soeur Krista - deux ans et demi -, parlent couramment le letton et le français sans jamais les mélanger.

jeudi 25 juillet 2019

C’est possible d’apprendre une langue étrangère à l’école ?

En 2010, je commençais ce chapitre de la façon suivante :
« Nous étions une bande de copains, ce week-end de Pâques, à Riga. J’en parle parce que j'aime cette ville, j’aime le pays, la Lettonie, et quand j’aime, je partage. Si vous avez envie de dépaysement, de calme, de culture, de surprises, de faire la fête, allez-y avant que le vol devienne inabordable pour cause de flambée du prix du kérosène et avant que le coût de la vie y explose, si jamais il prenait à la Lettonie d'entrer dans la zone Euro. »

Depuis, la Lettonie est passée à l’Euro et la vie est devenue chère à Riga, mais pour les pauvres gens seulement. Quant au kérosène, il n’est pas près de se voir taxé.

« J’évoque Riga aussi parce que la langue, qui ne ressemble à rien de connu par chez nous, va me donner l’occasion de parler de l’apprentissage des langues étrangères à l’école. Le letton, aux sonorités exotiques, avec ses sept déclinaisons, pouvait bien constituer un frein pour qui n’a pas l’âme aventurière, mais vous n'avez plus de souci à vous faire, car dans tout Riga, on parle désormais anglais. Depuis trois ou quatre ans, la ville est en effet assaillie de touristes, et il lui a donc tout naturellement poussé la bosse du business et de l’anglais en même temps.

Venant de faire des emplettes, petites choses typiques, dans un négoce d’ambre de la vieille ville, Nadia me dit :
« Je regrette de ne pas savoir l’anglais. Avec l'anglais, on peut aller partout dans le monde. On est toujours compris.
- C’est vrai, mais c'est un anglais élémentaire, d'une petite centaine de mots et d'une grammaire assez sommaire. Avec ça, tu ne peux pas espérer apprécier Shakespeare.
- Je n'ai pas besoin de comprendre Shakespeare (1), seulement de pouvoir me débrouiller dans un magasin ou avec un menu de restaurant.
- Bien. Cet anglais-là n’est pas difficile à apprendre. Tu devrais essayer.
- Donne-moi des cours ! »
Me v’là beau !

Plus tard, c'est avec Benoît que je discute de l'usage et de l'apprentissage des langues étrangères. Lui maîtrise, mais il a des enfants dans le secondaire et question enseignement des langues, il a de quoi se désoler, en particulier - dit-il - parce que les profs manquent souvent et ne sont pas remplacés. J’aime la polémique : « Ce n’est pas bien grave. Je connais peu d’élèves qui aient véritablement appris une langue étrangère à l’école, qui soient capables après sept années de pratique scolaire d’avoir la plus banale des conversations. Et le non remplacement d’un enseignant, par ci par là, n’y est pour rien. Il faut se rendre à l’évidence que l’enseignement des langues, dites vivantes, à l’école est un échec, du temps perdu. »

Pourquoi ? Parce qu’à l’école (ou dans tout autre cadre dispensant un tel enseignement), les langues vivantes ne sont que des langues mortes. Il n’est en effet de langue vivante que lorsque l’humain qui la parle l’utilise par nécessité. Sans motivation, l’apprentissage scolaire devient pensum.
Voyez en revanche comme il est facile à l’enfançon d’apprendre en même temps le langage et sa langue maternelle ! Car toute langue s'acquiert en situation réelle, dans les usages de la vie courante, par la nécessité de la communication.
Et voyez donc comme on oublie la langue dont on n’a plus l’usage ! C’est que la langue a besoin d'être entretenue constamment par la pratique pour demeurer langue vivante.

Le prix des langues à l’école

Et pourtant, qu'est-ce qu'on en met, de l’argent, dans l'apprentissage des langues à l'école ! Il y a bien sûr dans le secondaire les professeurs formés, certifiés, pédagogues spécialisés, mais aussi, à l'école élémentaire, de ces personnes agréées par l’administration du MEN, qui parfois enseignent leur propre langue maternelle. Dans l’arsenal pédagogique, on a les manuels bourrés de grammaire et de beaux textes littéraires, le voyage linguistique une fois dans la scolarité, le laboratoire de langues (exceptionnellement), et l’enseignement par les TICE, les Techniques de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement, comme si l’ordinateur était mieux capable qu’une personne de rendre une langue étrangère utile…

Ah, si mes parents avaient eu les moyens, j'aurais sans doute fréquenté les ateliers de langue du mercredi, j’aurais fait chaque année un stage en Angleterre ou aux Etats-Unis, et nous aurions eu une jeune fille au pair, une bonniche qui m'aurait entretenu dans son bel idiome anglo-saxon et peut être dessalé par la même occasion. Comme on n’en avait pas, j'ai été en colo où j'ai appris des gros mots et un peu d’argot parisien, puis chez ma grand’ tante tourangelle qui parlait un français impeccable, en roulant l’r, très vieille France, mais ne pigeait pas un traître mot d’angliche.

Les gens friqués savent qu’il faut investir quand on apprend une langue. Mais toutes leurs dépenses n'auront guère plus d'effet que la méthode Assimil ou les vieux coffrets Hachette pour ordinateur qu’on retrouve parfois en souffrance dans les vide-greniers. Ca me fait penser à cette pub un peu surréaliste de mon enfance, une pub pour gogos, qu’on trouvait dans nos albums de petits mickeys et qui promettait d’apprendre le karaté par correspondance. Mon copain Mathias avait acheté la méthode, dépensé son argent pour rien et s’était en plus démoli la main.

Pour les langues, c’est pareil. A la sortie de l'école, quels que soient les moyens employés, quel que soit le niveau scolaire atteint, 9 Français sur 10 ne parlent toujours que français. Très mauvais rendement ! Le problème ne date pas d'hier. Tous les gouvernements que j’ai connus se sont obstinés à remettre de l'argent dans l'apprentissage des langues à l'école. En vain.

Comment voulez-vous que ça marche ?

Les professeurs ont devant eux entre 20 et 30 élèves à la fois. Sur 55 minutes de cours, ça fait en gros 2 minutes et 12 secondes de temps de parole par élève. Comme le prof en utilise souvent lui-même la moitié, ça ne fait déjà plus que 66 secondes. Le petit tiers des « bons élèves » finissant de monopoliser la parole, il s’avère que les deux tiers au moins des élèves ne s’expriment que très rarement, et n’ont donc pas vraiment besoin de faire l’effort intellectuel de construire une phrase et de rechercher dans leur mémoire un vocabulaire qu’ils n’ont d’ailleurs pas encore rencontré assez souvent pour s’en souvenir. Fut ce au rythme de 4 heures par semaine et 36 semaines par an, ce n'est pas suffisant pour apprendre sérieusement à parler une langue étrangère, une langue non maternelle.

On prétextera que l’enseignement français est trop livresque, qu’il s’appuie trop sur l’écrit et pas assez sur l’oral. Fort bien, mais je n’ai pas eu connaissance que les bacheliers français étaient capables de lire et comprendre un roman ou un article étrangers, ce qu’un enseignement livresque aurait pourtant dû leur permettre.

Qu’à cela ne tienne, nous avons la parade : La manière d’enseigner, ainsi que les supports, nous assure-t-on, se sont "modernisés" (ah, le joli vocable !). Il s'agit pourtant toujours et encore de faire analyser la langue et d’en inculquer les règles de grammaire. Ce travail répond évidemment à une légitime exigence intellectuelle de compréhension de la langue, mais la grammaire, qui est une affaire de structure cachée, ne peut s'apprendre et se faire vivante et intéressante que si elle s'applique en même temps sur des matériaux usuels, variés et nombreux, si elle n’apparaît qu’après coup, comme une explication rationnelle du mécanisme de la langue qu'on sait déjà faire fonctionner - une révélation, quoi ! Apprendre la grammaire d’une langue étrangère ne peut découler que d’une investigation scientifique du phénomène langue, ou d’une enquête minutieuse à la Sherlock Holmes. La règle de grammaire ne peut pas être posée a priori ; elle n’est convoquée que par les questions que la langue pose.

Le vocabulaire est également abordé dans des situations dites « pédagogiques », c'est-à-dire arrangées pour sembler réelles, mais pas réelles du tout. Je me rappelle mon professeur d’allemand de l’Ecole Normale, qui poussait la bêtise jusqu’à réduire l’activité de ses élèves à du simple psittacisme, nous faisant répéter à longueur de séances des formulations enregistrées sur un magnétophone. Quel fumiste ! Quel ennui pour nous ! « My taylor is rich », un tel lexique, factice, est inutilisable, mort-né. Le vocabulaire le moins courant, le plus subtil, le plus beau, n’est par ailleurs jamais rencontré assez souvent pour être mémorisé. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’on soit obligé de chercher ses mots... et qu’on ne les trouve pas.

Commencer le plus tôt possible l'apprentissage d'une langue étrangère, comme le voulait Jack Lang, a été présenté comme la solution : après ça, sûr que nos bacheliers comprendraient Shakespeare. Peut-être était-ce une bonne idée, car il est vrai que les jeunes enfants sont curieux, demandeurs, et que l’intelligence de la langue, y compris celle de la langue maternelle, se développe essentiellement par comparaison, analogie, déduction, sériation, classement... Ainsi, l'enfant qui nomme les objets en deux langues a-t-il certainement plus tôt qu’un autre conscience de ce qu'est un mot ; il est de même mieux armé pour distinguer les phonèmes, ce qui favorise l'entrée dans la lecture et l'écriture.

Malheureusement, la belle ambition du programme de Jack, à peine annoncée, s’est rabougrie comme peau de chagrin. Faute de sous ! Ce qu’il en reste - 90 minutes hebdomadaires d'enseignement précoce à partir du CE2 - n’a absolument pas amélioré les performances des élèves à la sortie de la classe de 6ème.
J’ai pu le vérifier moi-même. J’ai en effet pendant un an initié à l’allemand dans une classe de CM2, qui avait donc déjà deux années d’allemand à son actif : 27 sur 30 de ces élèves étaient incapable de produire la moindre phrase, pas même « Ich heisse Ploumploum und ich bin X Jahre alt. » Qu'on commence l'allemand au CE1 ou en 6ème ne change rien. L’enseignement précoce d’une langue, devenu depuis une initiation à la culture, fait rigoler les professeurs des collèges. Ca ne sert à rien.

Les manuels et cahiers d’exercices n’existent que pour soutenir, accompagner, guider, suppléer le professeur, ou occuper l’élève, mais ce ne sont que des objets sans âme qui enferment la langue dans le « virtuel » et n’intéressent à la rigueur que les enfants qui se délectent déjà de la langue, à condition de n’être pas trop bêtifiants comme c’est souvent le cas.

Le voyage linguistique, en revanche, pourrait se présenter sous un jour bien plus vivant. On serait immergé dans une famille, obligé de communiquer avec nos correspondants… Mais non. là encore, on n’a guère l’occasion de parler la langue, puisqu’on reste entre français ; mais on visite des monuments, on se plonge dans la culture du pays, on voit des trucs nouveaux, et surtout, on se marre avec les copains. Le voyage linguistique, c'est l'école buissonnière, pour le prof aussi qui, le temps du séjour, se retrouve potache, proche de ses élèves, heureux de sortir de la classe et d’oublier la pédagogie. Tout le monde est heureux; là est le vrai sens du voyage scolaire.

Oublié le laboratoire de langue, trop cher, nous voilà devenus fans de l’enseignement par ordinateur, à cause de son côté interactif et ludique (paroles magiques). Exercices chronométrés, questionnaires à choix multiples, animations, musique et buzz, évaluation automatique, difficulté progressive, la machine s’adapte en outre à chaque élève qui apprend ainsi à son rythme… Super confortable pour le prof ! Oui mais, converser avec une machine : quelle misère ! Il faut une sacrée motivation pour se sentir concerné et responsable de ses apprentissages. Hé! Au fait : à quel moment on parle ?

Les langues à l'école? C'est la croix et la bannière.

(à suivre)

(1) Bien sûr, nous ne désirons que le minimum qui permette de demander le prix d’un café ou la direction des toilettes. Mais une langue est un corps vivant, nourri d'une longue généalogie, qui porte en soi toute son histoire. Cela ne mérite-t-il pas qu'on en goûte un peu la beauté, l'intelligence et l'efficacité ? N’est-il pas dommage de la réduire à quelques formules passe-partout et souvent bancales. C’est pourtant ce qui arrive à l’anglais véhiculaire, d'une pauvreté affligeante. Nonobstant, certains y voient l’embryon de la prochaine langue vernaculaire mondiale. Peut-être finira-t-il au contraire comme le latin, dispersé dans des dizaines d’autres nouveaux idiomes…


mardi 16 juillet 2019

La détresse du petit Albert (cas d'école)


Voici un exemple de la manière dont les représentations qu’un enfant se fait de sa propre famille et de l’école peuvent l’enfermer dans un dilemme, piège insoluble préjudiciable à sa scolarité. L’histoire est véridique, tirée de ma propre expérience. Cet enfant, j'ai choisi de l'appeler Albert, comme Albert Einstein qui a lui aussi connu quelques difficultés au cours de sa scolarité.

Albert a trois ans. Il est dans sa première année de maternelle, qu’on appelle la petite section. Depuis la rentrée de septembre, il pleure tous les jours au moment de la séparation d'avec sa maman. Cela fait trois semaines déjà et la maman n'a pas encore réussi à lui faire accepter d'entrer dans la classe sans faire un esclandre : il s'accroche, éperdu, à sa jupe, à son collier, il la supplie « Maman, maman ! », avant de hurler, comme de terreur, et de se jeter au sol, dès lors que la maîtresse le détache des bras de sa mère.

La détresse d’Albert, ce n'est pas grand-chose à côté de celle de ces autres enfants que j’ai connus, pleurant toujours un an plus tard, et même encore l’année suivante. Vous imaginez combien l’impuissance à résoudre ce problème plonge les parents dans le désespoir. En ce temps-là, je ne m’immisçais pas dans les affaires des familles ; c’était aussi avant que j’ose me mêler de celles de mes collègues. Je ne savais pas encore à quel point me concernait absolument tout ce qui se passait dans mon école.

Ce matin-là, depuis ma classe, j’entends comme d'habitude dans le couloir les pleurs du petit Albert. La maîtresse, pas plus que la maman, ne sait comment s'y prendre, et cela fait bien cinq minutes qu’elles essaient toutes deux fort gentiment de le persuader d'entrer dans la classe.
- Tu vois, Albert, comme la classe est belle, et tous ces jouets, et tous ces copains que tu as, et tu vas faire plein de choses intéressantes - elle me l'a dit, la maîtresse. Quelle chance tu as, Albert ! Non, maman ne peut pas rester, tu sais bien que maman doit aller travailler. Tu comprends, Albert ? Oui, maman t’aime. Elle viendra te chercher ce soir. D’accord ? »

Ben non, Albert n’est pas d’accord.

La maîtresse aussi fait des efforts. Elle se montre plus gentille et plus patiente qu’à l’ordinaire, bien que les autres enfants l’attendent dans la classe :
- Qu'est-ce que tu as pour ton goûter, aujourd'hui, Albert ? Tu me le montres ? Non ? Ca ne fait rien… Dis, tu sais ce qu'on va faire, ce matin ? On va faire une tarte, une énorme tarte aux pommes, pour la fête d'anniversaire de Chloé. Tu aimes la tarte aux pommes, n’est-ce pas, Albert ? Non ? Bon. Ca ne fait rien… »

Albert s'en fiche de la tarte aux pommes et que la maîtresse soit gentille. Il manifeste pour ne pas rester à l'école, ou alors pas sans sa maman. Pour le faire comprendre, changeant un peu de stratégie, il se met à chigner, à rechigner ; il se tortille, le regard tantôt implorant, tantôt boudeur, tout en essayant de s'échapper vers la sortie.

Aujourd’hui, je suis resté au bout du couloir à observer la scène, attendant que survienne la crise qui couvrira de honte la pauvre maman, éperdue au milieu des autres parents figés, gênés, réprobateurs ou goguenards. Alors, au moment où je sens que ça va tourner au vinaigre, je me décide à m’occuper d’Albert, de sa maman et… de la maîtresse. Me voyant venir, « Bon, je dois m’occuper des autres » dit la maîtresse en rentrant dans sa classe. La maman abandonnée, prise de panique, demeure sans réaction ; des larmes de détresse perlent à ses cils.

- Bonjour, Albert ! Dis-je d’une voix enjouée.
Albert et sa maman sursautent, me regardent, elle un peu gênée, lui un peu inquiet que le seul homme de l’école s’adresse à lui. Ni une, ni deux, avant qu’il puisse s’agripper à sa mère, je prends Albert dans mes bras et aussitôt, d'un ton sans colère, ni menaçant, un ton ferme et rassurant, je lui dis :
- Ecoute-moi, Albert. Je t'ai entendu pleurer, tu es le seul dans toute l’école, et moi, ça me fait mal au cœur que des enfants pleurent dans mon école.

Albert ne m'écoute pas du tout. Il se met à hurler, comme jamais, et se débat en me flanquant des coups de pied dans l'estomac et des coups de poing sur les oreilles. Je me vois donc forcé de l’immobiliser, en l’enlaçant, toujours avec calme et fermeté. La maman a un léger mouvement vers lui, aussitôt réprimé, car elle est prête à me laisser faire, sachant que ça ne pourra pas être pire que les autres fois où elle a dû s’arracher à son enfant pour aller travailler, avec sur le cœur cette immense peine de le savoir malheureux.

La distance entre Albert et sa maman est désormais établie. Je lui demande maintenant de me regarder, car je sais que ce que je vais dire va éveiller son attention et l'obliger à se poser des questions quant à sa stratégie. Je parle lentement, posément, fermement :
- Maintenant, Albert, tu vas dire au revoir à ta maman. Et ensuite, ta maman s'en ira travailler, tranquillement, et toi, tu iras dans la classe où tu pourras jouer et apprendre avec les autres enfants. Et si tu ne pleures pas, ça fera grand plaisir à ta maman.
Je vois que la maman se demande quoi faire, quoi dire. Je l’aide :
- Albert va vous donner un baiser d'au revoir et ensuite, vous partirez.
Je tourne Albert vers sa maman. Aussitôt elle s'empresse de l’embrasser tendrement. Mais je coupe son élan, toujours ferme, calme et rassurant (attitude professionnelle !) :
- Non, madame, cette fois, ce n'est pas à vous de l'embrasser. Car vous l'avez déjà embrassé une dizaine de fois au moins depuis que vous êtes arrivés. Non, c'est à toi, Albert, de faire un gros bisou à ta maman pour lui dire au revoir.
Albert refuse : évidemment, il n’est pas question pour lui de donner le signal de la séparation.
- Ca ne fait rien, Albert. Tu feras un bisou à ta maman quand elle reviendra te chercher ce soir. Dis lui seulement « au revoir » ou fais-lui un signe avec la main, ça ira aussi bien.

Albert ne veut pas, il implore à nouveau le baiser de sa mère. Et pendant ce temps, la pauvre maman ne sait toujours pas quoi dire, quoi faire. Il est donc temps de sortir la botte secrète, imparable : ne laisser à l’enfant aucun espoir de négociation.
- Bien, madame. Allez à votre travail maintenant, Albert vous fera signe par la fenêtre et vous lui répondrez, puis vous partirez sans vous retourner. Soyez tranquille, tout va bien se passer. Ce soir, je vous promets une jolie surprise.
Ô ce regard de mère, à la fois triste, incrédule et reconnaissant ! Bien sûr, je dois l’encourager un peu à la sortie, mais avec une petite mimique de connivence rassurante, ça ne se passera pas trop mal, malgré qu’elle doive traverser le long couloir sous les regards des autres parents. A peu près à cet instant, nous savons, elle et moi, que la graine de la confiance vient d’être semée.

Tandis que la maman s’éloigne dans le couloir, Albert doit normalement avoir compris qu'il vient de perdre la partie. Alors, soit il se fait une raison, soit il se déchaîne dans un ultime sursaut... de volonté.
S'il réclame son bisou, je serai peut-être d'accord, si la maman n'est pas trop loin, mais il sera prévenu que c’est à lui de le faire le premier à sa maman, parce que c'est à lui de prendre congé, affirmant ainsi son acceptation de la séparation. Si au contraire Albert se rebelle encore, je laisserai sa maman s'en aller.

Ne voyant plus sa maman, Albert a poussé un cri déchirant puis s’est abandonné dans mes bras, s’avouant en quelque sorte vaincu. J’approche alors Albert de la fenêtre.
- Ne pleure pas, Albert. Souris plutôt. Parce que quand tu verras de nouveau ta maman par la fenêtre, tu lui enverras un baiser de la main, avec ce grand sourire-là. Et ta maman sera drôlement contente d'avoir un grand garçon qui ne pleure pas quand elle doit aller travailler. C’est ça qu’elle m’a dit l’autre jour quand j’ai parlé avec elle.

Nous avons fait ensemble le signe d'au revoir à la maman, qui a répondu un peu furtivement, puis nous l’avons regardée disparaître au coin de la rue. On voyait bien qu’elle essayait de ne pas se retourner trop souvent, de ne pas trahir son anxiété. Ca a été un dur moment pour elle, bien plus dur que pour Albert qui maintenant se détend, s'amollit dans mes bras. Je me permets alors un geste qui à l’école, fût-elle l’école maternelle, doit demeurer rare, être réservé uniquement à ce genre de situation : je prodigue à Albert ma tendresse, j’essuie ses larmes, je le berce un peu, je lui caresse le dos, je lui murmure à l’oreille :
- Rappelle-toi ce que j’ai dit, Albert. Quand ta maman viendra ce soir, tu pourras lui dire que tu n’as pas pleuré après son départ. Et tu verras comme ça lui fera plaisir, comme elle sera fière !

Voilà notre pacte scellé. Désormais, il aura confiance en moi. Pendant un temps, je serai pour lui l’adulte auprès duquel il cherchera refuge et réconfort. Le lendemain même, Albert était un autre enfant, qui entrait à l’école déjà presque fièrement.

* * * * *

Albert est un archétype, car il y a toujours dans une classe un enfant semblable à lui qui souvent laisse parents et enseignants désemparés. J’ai cependant eu à plusieurs reprises l’occasion d’intervenir de la façon que je viens de décrire et je n’ai pas une seule fois connu l’échec.

Avoir obtenu ce résultat ne suffit pas. Il faut encore que les causes de la difficulté d'Albert à se séparer de sa maman soient dites et reconnues par ses parents et Albert lui-même, afin qu’il n'ait plus jamais peur de la séparation, puisse enfin prendre plaisir à être dans la classe et participer aux activités avec les autres enfants. Il faudra pour cela que ses parents, la maîtresse et moi nous rencontrions au moins une fois, et davantage si quelque autre difficulté se fait jour.

Chacun trouvera son explication ; elles seront parfois très différentes, induites par les convictions, les représentations, les a priori de chacun, tant il vrai qu’en matière d’éducation - car il s’agit bien ici d’une situation engendrée par le fonctionnement familial -  l’on est davantage sur le terrain affectif que sur celui de la raison.

* * * * * *

Quelques pistes de réflexion.

Dans le cas d’un enfant comme Albert, il peut venir à l’esprit qu’il s’est passé ou se passe quelque chose, avec l’enseignant ou avec les autres élèves, qui indispose l’enfant à l’égard de l’école, voire le terrorise. Si c’est le cas, cela doit être déterminé absolument, par le directeur et les enseignants, et les parents doivent en être informés et participer à la recherche d’une solution.

La maîtresse peut être inquiète de ne pas savoir maîtriser la situation, craindre par exemple une réaction agressive des parents si elle intervient dans leur relation avec l’enfant. Elle n’ose pas agir, laisse la maman se débrouiller seule, et alors rien ne change, parfois pendant des mois.


Le plus souvent, l’enfant ne pleure qu’au moment de la séparation. Il peut être calme et participer aux activités, tout en trahissant de petites inquiétudes dans des situations nouvelles, face à l’inconnu. Il en est aussi qui se trouvent même parfaitement heureux à l’école tout le restant de la journée. Quelquefois, l’enfant se remet à pleurer au moment des retrouvailles. Dans tous les cas, il convient d’en rechercher les causes avec les membres de la famille et d’y remédier.

La maman d'Albert, par exemple, ne craint-elle pas pour son enfant quelque chose qui aurait un rapport avec l'école, qu'il ne sache pas faire ce qu’on lui demande, qu'il soit jugé, que sa famille soit jugée avec lui, qu'il devienne le souffre-douleur de ses camarades ou de l’enseignant, qu'il lui arrive un accident, qu’il soit malheureux... ?

Et le papa d’Albert, qu’en pense-t-il ? Quel rôle joue-t-il, quelle attitude a-t-il à l’égard de cette souffrance ?
Les pères, je les ai vus souvent faire un peu les malins, jouant ceux qui n'ont pas de problème, qui gèrent : « Avec moi, il ne pleure pas. » Mais quand on creuse un peu, on leur découvre toujours, je dis bien toujours, une faiblesse liée à leur part de responsabilité dans cette situation, responsabilité qui est parfois bien plus grande que ce qu'eux-mêmes, et la mère de leur enfant, reconnaissent ou imaginent.

Ainsi, de quelque manière que ce soit, directement par des recommandations et des mises en garde, inconsciemment à travers leurs gestes et leurs attitudes, ou indirectement par des conversations que l'enfant aurait pu entendre et peut-être mal interpréter, les parents transmettent à leur enfant leurs propres angoisses.
Voilà le matériau sur lequel nous devons travailler si nous voulons résoudre notre problème. 

Posons-nous la question des représentations !

La maman d’Albert ne supporte pas de le voir pleurer, sa détresse est d’une ampleur égale à celle de son enfant. Dès lors, n’est-ce pas elle-même, plutôt que l’enfant, qui ne peut se résoudre à la séparation ? 
Ne ressentirait-elle pas une certaine culpabilité de travailler ? Mais pour quelles raisons ?
Ou bien ne se verrait-elle pas au même âge, à l'école et dans la même douloureuse situation ?

La maman croit sans doute qu'Albert pleure parce qu'il est malheureux d'être séparé d'elle. Mais peut-être Albert a-t-il peur de quelque chose qu’il considère comme grave, quelque chose qu’il ne sait pas correctement exprimer : 
- peur de ne pas être aimé, à cause de la petite sœur tout juste débarquée, il ne sait d’où ; 
- peur d'être abandonné parce que maman se dispute avec papa - et souvent c’est à cause de lui ; 
- peur d’un événement irrémédiable dont il a entendu parler, la maladie et la disparition d’un proche ; 
- peur d’être la cause d’un malheur… 
Personne ne sait comment un enfant comprend les choses du monde des adultes.

Dans le cas d’Albert, nous n’avons pas poussé aussi loin nos investigations, parce que la situation s’est soudain débloquée lorsque que nous avons exprimé l’idée que peut-être, voyant sa maman malheureuse de le laisser à l’école, Albert imaginait de la consoler par ses propres pleurs qui étaient alors son message d’amour : « Regarde, maman, comme je pleure, pour te montrer combien je t'aime. » Les parents ont accompli d’eux-mêmes la suite du parcours de réflexion qui menait à la solution.

Souvent, au cours de la discussion entre parents et enseignants, se font jour d'autres difficultés, liées à des souffrances non dites, qui peuvent empêcher l’enfant de devenir un élève. Voilà pourquoi je crois que la difficulté scolaire ne peut se résoudre par des moyens pédagogiques. Mais c'est compliqué, et terriblement délicat...

mardi 9 juillet 2019

Faire réussir tous les élèves


Alors que, dans certains pays, certains enfants n’ont pas d’autre avenir que de travailler dès l’âge de quatre ou cinq ans, à fabriquer ou vendre des objets pour touristes ou destinés à l’exportation, afin de contribuer à la survie de leur famille, l’enfant de chez nous se voit d'abord dans l’obligation d’accepter de recevoir une certaine dose d’instruction, ce qui en soi constitue un travail, puis pressé de faire des études afin de pouvoir prétendre à gagner convenablement sa vie à l’âge adulte.

Réussir sa scolarité est ainsi l’enjeu majeur de notre jeunesse, et par voie de conséquence une source importante de souci, parfois d’anxiété, pour les parents.

Nous venons de voir que pas une réforme, depuis cinquante ans, n’a atteint son but parce qu’elles n’ont pas agi sur les causes profondes de la difficulté et de l’échec scolaires. La plupart ont même aggravé la situation tout en précipitant la destruction du service de l’instruction publique. Pour exemples : 
- la « lecture globale » et les « maths modernes », mal compris mais imposés, qui avant de disparaître ont fait des ravages chez plusieurs générations d’élèves ;
- la suppression du samedi matin qui a amputé le temps d’enseignement hebdomadaire de trois heures, réduisant mathématiquement le temps consacré à chaque élève ;
- l’ajout d’enseignements nouveaux tels que l’utilisation de l’ordinateur, la sensibilisation aux dangers domestiques et routiers, à la propreté, à l’écologie, à une culture et une langue étrangère, qui ont rogné sur le temps consacré aux matières fondamentales (parler, lire, écrire, compter, raisonner) ;
- l’exigence des 80% d’une tranche d’âge devant obtenir le baccalauréat qui a entraîné la baisse générale du niveau des savoirs et des compétences…

Dans une société différente de la nôtre, l’école serait peut-être plus juste et peut-être n’y aurait-il même pas d’école du tout. Mais encore une fois, puisqu’il faut faire avec, nos enfants méritent que nous fassions l’effort de leur donner les meilleures chances de réussite et de bonheur dans la vie.

Nous nous intéresserons ici uniquement à l’école primaire en tant que lieu d’acquisition des attitudes, savoirs et savoir-faire fondamentaux. Voici quels seraient les principes et règles de fonctionnement qui pourrait faire réussir tous les élèves en agissant, avec l’aide de leur famille, sur leurs représentations et leur relation aux autres et à l’école.


è Les parents sont responsables de l’éducation de l’enfant, de même que de leurs premiers apprentissages.
Ils sont par conséquent les premiers responsables du bon déroulement de la scolarité de leur enfant, en attendant que celui-ci se révèle autonome, c’est-à-dire apte et prêt à assumer lui-même cette responsabilité.
Les parents doivent impérativement accepter l'idée qu'ils sont les premiers concernés lorsqu'il s'agit de remédier à d’éventuelles difficultés de leur enfant à l'école. 
En d'autres termes, ils doivent accepter de remettre en question leurs propres représentations et certaines manières de faire avec leur enfant. C'est, dans cette démarche, la plus grandes difficulté, qu'il serait néanmoins possible d'éviter en instituant par exemple une école des parents.

è Les enseignants, en tant que fonctionnaires du service public, sont responsables de la qualité de leur enseignement, ainsi que du lien qu’ils établissent avec les usagers, élèves et familles.
Les enseignants doivent savoir qu'ils comptent pour peu dans la réussite de leurs élèves mais que la qualité de leur enseignement et de leur relation avec leurs élèves et leurs familles peuvent influer favorablement aussi bien que défavorablement sur cette réussite.
Cela signifie qu'ils ont une obligation de moyens, en matière de pédagogie, de formation professionnelle et de coopération avec les autres acteurs de l'école.

è La responsabilité de chacun doit être expressément reconnue par tous.
Cela se fait par une information préalable des familles, en début d’année scolaire.

è Aux enseignants revient l’initiative et la charge d’organiser la relation entre l’école et les familles.
Ils doivent aller individuellement à la rencontre de chaque famille. Tous les parents, sans exception, seront reçus au moins une fois, en tout début d’année scolaire, par les enseignants.
Lorsqu’il s’agit de remédier à une difficulté, il est possible que tous les membres d’une famille soient concernés, l’enfant, le papa, la maman, le grand frère, la mamie, et d'autres personnes encore, de même que sont institutionnellement concernés tous les acteurs de l'école, c’est-à-dire « l’équipe pédagogique » constituée du maître, du directeur, des collègues, de l’aide-maternelle, de l’éventuelle Aide de Vie Scolaire, du psychologue scolaire, des enseignants spécialisés du RASED...

è Enseignants et parents ont le devoir de dialoguer en permanence et de façon sincère.
Les enseignants sont tenus de rendre régulièrement des comptes aux parents, quant à la scolarité de leur enfant.
La moindre souffrance, la moindre difficulté, de l’élève, de sa famille ou de l’enseignant, doivent être avouées, exprimées, entendues.

è Les enseignants apportent aux élèves et aux familles une information et une aide expertes.
Ils doivent pour cela se former et coopérer entre eux.
L’enseignant d’une classe doit parfois se faire accompagner d’un collègue lorsqu’il rencontre les parents d’un élève.

è Les enseignants s'adressent aux familles avec humilité et empathie.
Tout jugement de valeur ou moral des personnes doit être prohibé. Toute possibilité même de suspicion de jugement doit être évitée.
Il s'agit de s'en tenir strictement aux faits, à leurs causes et à leurs conséquences, sans jamais omettre de les relier à l’objectif qui est la réussite scolaire de l’enfant.

è Le devoir de réserve auquel sont tenus les enseignants ne souffre aucune dérogation.
Le partage des informations concernant un élève ne peut se faire qu’avec les membres de l’équipe pédagogique.

è La famille de l’élève accorde aux enseignants et personnels de l’école une confiance totale.
Cette confiance, qui doit être réciproque, est la condition préalable à une scolarisation heureuse et réussie de l’enfant.
L'enseignement dispensé à l’école n'est en effet que peine perdue s'il n'a pas l'assentiment des parents.

è En cas de difficulté scolaire, une procédure est mise en place :
- L'enseignant informe en même temps les deux parents de la difficulté, lors d’une rencontre en présence de l’enfant. A la fin de cette première partie d'entretien, la difficulté doit être reconnue par les parents et par l'enfant.
- La recherche des causes de la difficulté se fait ensuite, d’abord avec les parents seuls, puis avec l’enfant ; l’enseignant guide les entretiens mais il est important que les membres de la famille formulent d’eux-mêmes les raisons qu'ils voient à cette difficulté.
- Les solutions sont recherchées avec l’élève et les parents ; elles doivent impliquer la famille ; à l’issue de la rencontre, chacun repart avec une action à réaliser et un objectif à atteindre dans un délai donné.
- Aucune action ne sera entreprise sans l'accord des parents.
- La voix des parents reste toujours prépondérante, leurs choix doivent être respectés, car il est essentiel qu’ils conservent en toute circonstance la responsabilité de la réussite de leur enfant.
- Le bilan des actions est fait régulièrement avec l’élève et ses parents ; d’autres actions peuvent alors être mises en œuvre.
- Il est souvent nécessaire que ces rencontres se multiplient avant que soit atteint un résultat probant. Il ne faut donc jamais abandonner. 
- Il sera parfois nécessaire de faire appel au psychologue scolaire qui sera mieux à même de conduire les entretiens vers les bonnes solutions. Mais le psychologue, seul sur une circonscription, ne peut pas être partout à la fois ; c'est pourquoi il serait important que les enseignants aient une formation de psychologie générale. En ce qui me concerne, c'est un psychologue scolaire du RASED (qui se reconnaîtra) qui a joué ce rôle de formateur.

Il nous faudra bien sûr encore parler de la manière de mener ces réunions qui peuvent se révéler délicates lorsque le fossé entre l’école et l’univers familial se révèle trop grand, mais pour l’heure, intéressons-nous à un cas d’école : 
la détresse du petit Albert.

(à suivre)

jeudi 4 juillet 2019

L’école de la confiance (c'est gonflé !)


Avant de vous dévoiler, comme promis, les principes qui feraient que chaque élève réussisse son parcours scolaire, il me faut mettre à jour mes informations. Pour cela s’impose un retour sur la dernière réforme, annoncée en 2017 par M. Blanquer, instituant « l’Ecole de la Confiance ». Voyons ce qu’il en est, à travers des extraits de textes publiés sur le site national du MEN. (Mes commentaires sont en italique.)

La bonne intention est dans le titre :
« […] mesures pour lutter efficacement contre les inégalités et renforcer la réussite des élèves et le dialogue avec les familles.

1. LA PRIORITÉ À L’ÉCOLE PRIMAIRE
Tous les élèves doivent maîtriser les savoirs fondamentaux (lire, écrire, compter, respecter autrui) à la fin de l’école primaire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui pour 20 % des élèves. »
Ça commence par une évidence et une déclaration d’intention justifiée par un constat : rien n’a changé, malgré 50 ans de réformes. 20% d’élèves ne sachant pas lire correctement à la sortie de l’école est en effet le même chiffre qu’en 1973, l’année où je quittais l’Ecole Normale. Il est par ailleurs étonnant mais révélateur que « respecter autrui » soit compté comme un savoir.

« […] 100 % des CP en Rep+ (éducation prioritaire renforcée) divisés par deux, soit 12 élèves par classe. Aux rentrées 2018 et 2019, le dédoublement des classes concernera les CP et CE1 en Rep et Rep+. »
La priorité aux REP, ce n’est pas la priorité à l’école primaire : que fait-on pour les établissements non classés REP, où il y a aussi des élèves en difficulté » ?

« 2. L’ASSOUPLISSEMENT DES RYTHMES SCOLAIRES
[…] possibilité d’une dérogation dans l’organisation du temps scolaire, déjà 1/3 des communes ont adopté la semaine de 4 jours. »
Voici que, sous la pression des parents et des élus, pour des raisons économiques et comptables, un simple retour à la situation d’avant est présenté comme une mesure de progrès. Y a-t-il réflexion en cours sur l’influence des rythmes scolaires sur la réussite des élèves ? Evidemment, non. Sujet trop délicat. Preuve en est…

« 3. UN COLLÈGE PLUS SOUPLE ET ENRICHI
Les classes bilangues sont rétablies et un véritable enseignement du latin et du grec est créé. »
Là encore, il s’agit, par un retour en arrière, de faire plaisir.

« 4. LA MISE EN APPLICATION DU PROGRAMME "DEVOIRS FAITS"
[…] les élèves volontaires pourront bénéficier gratuitement, au sein de leur collège, d’une aide appropriée pour effectuer leurs devoirs. […] des stages de réussite sont également proposés aux élèves volontaires […] d’une durée de 15 heures (3 heures quotidiennes pendant 5 jours). »
Pour les petits rattrapages, c’est bien, mais pour les élèves en grande difficulté, c’est ajouter de la peine à la peine ; ils ne seront pas volontaires. (Au fait, qui donc a la responsabilité de contrôler si les devoirs sont faits ? Les parents, non ?)

« 5. DES ÉVALUATIONS POUR AIDER AU PROGRÈS DES ÉLÈVES
Les acquis des élèves de CP seront évalués en septembre et ceux de 6ème en novembre. La mise en place de la culture de l’évaluation sera poursuivie […] et l’évaluation des acquis des élèves tout au long de leur parcours pour apporter des réponses mieux adaptées à leurs besoins. »
Toujours rien de neuf. Tout ceci se fait déjà.

« 6. LA PRIORITÉ ACCORDÉE AUX ÉLÈVES EN SITUATION D’HANDICAP
 A la rentrée 2017, 8068 emplois sont créés pour accueillir plus d’enfants et améliorer les conditions de leur scolarité. »
Depuis, en réalité, il y a eu chaque année moins de postes pour l’accompagnement scolaire des enfants avec handicap.

« 7. SÉCURISATION DES ÉCOLES ET DES ÉTABLISSEMENTS SCOLAIRES
La diffusion d’une culture partagée de la sécurité est plus que jamais l’un des objectifs de l’École afin de prévenir les menaces et de protéger au mieux les élèves et les personnels. »
Etre protéger des violences ne garantit pas de réussir son parcours scolaire.

« 8. AUGMENTATION DU BUDGET DE L’ÉDUCATION NATIONALE
Le budget devrait dépasser les 50 milliards […] sera consacré en priorité à l’école primaire. »
Toujours plus d’argent ! Sans doute pour payer les profs des classes dédoublées…

« 9. LA RENTRÉE 2017 SE FERA EN MUSIQUE
Le but est de faire de la rentée un moment de joie. »
Yop là, boum !

Le reste est à l’avenant : des petits bouts de sparadrap sur une jambe de bois.
Qui peut sérieusement croire ces mesures-là susceptibles de révolutionner l’enseignement ?

* * * * * * *

Et voici ce qui se lisait à propos de la loi « l’école de la confiance », sur le site du MEN, deux ans après, en mai 2019.
Les titres, le classement et les commentaires sont les miens :

- des mesures qui entérinent une situation existante :
« […] en cas d’absentéisme scolaire une retenue sur les allocations familiales versées aux parents d’enfants de moins de seize ans. »
Ça existait déjà.

 « Le projet de loi abaisse l’âge de l’instruction obligatoire de six à trois ans. »
Les enfants de trois ans sont déjà scolarisés à 97,5 %.

« La formation des enseignants est majoritairement consacrée aux savoirs disciplinaires fondamentaux et à la connaissance des valeurs de la République. »
Doit-on comprendre qu’auparavant les futurs profs n’apprenaient pas à enseigner… et qu’ils n’étaient pas assez républicains !

« Les écoles publiques ou privées peuvent mener des expérimentations pédagogiques limitées dans le temps qui peuvent porter sur l’organisation de la classe ou de l’école, l’utilisation des outils numériques ou encore la répartition des heures d’enseignement sur l’année scolaire. »
Nouvelles libertés ? Non, car il était déjà possible (de mon temps !) de procéder à ces aménagements qui se décidaient en conseil d’école.

- la mesure qui crée une certaine liberté de concurrence :
« Les collectivités territoriales peuvent créer des établissements publics locaux d’enseignement international... »
Préparer à des diplômes internationaux, c’est bien, mais si l’état délègue cette mission, les citoyens, selon le territoire qu’ils habitent, ne seront plus (enfin encore moins) égaux face à l’offre de formation.

- les mesures qui renforcent le centralisme et le contrôle du gouvernement sur l’école :
« La formation des enseignants s’appuie sur les travaux de recherche portant sur les "méthodes pédagogiques les plus efficaces". » 
Et qui va décider de l’efficacité des méthodes pédagogiques ? Les mêmes experts qu’il y a trente ans ? Les mêmes hauts fonctionnaires inamovibles, tels que M. Blanquer ? La réponse est dans l’article suivant :

« Le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) est remplacé par un Conseil d’évaluation de l’école qui a notamment pour mission de produire le cadre méthodologique et les outils d’évaluation régulière des établissements conduite par le Ministère de l’éducation nationale. »
On prend les mêmes, on change le nom, pour finir par créer un palmarès des écoles. Ca peut sembler normal. Et ce le serait si les situations des écoles étaient comparables, si leur mise en concurrence n’était pas faussée par le milieu où elles se trouvent, le public qu’elles accueillent.

 « Le référentiel de la formation dispensée (aux étudiants qui se destinent au professorat) dans les instituts est défini par les ministres en charge de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur. »
En tout, c’est le politique qui décide. Etait-il si urgent de le préciser ?

- la mesure qui semble ne changer que le nom :
« Les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espé) deviennent les Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat. »
La formation des profs devient nationale et se voit apparemment séparée des autres filières « sciences de l’éducation ». Fort bien. Pourquoi pas un retour au fonctionnement des Ecoles Normales ?

- la mesure qui va faire économiser des sous :
 « Le texte prévoit que les assistants d’éducation et les surveillants peuvent se voir confier des fonctions d’enseignement … »

- la petite aumône aux TOM :
« Le texte crée un rectorat à Mayotte. »

« Les cartes de France affichées dans les salles de classe d’établissement du premier et du second degrés doivent représenter les territoires français d’outre-mer. »

- la mesure qui fait plaisir à toutes sortes de patriotes :
« L’affichage de la devise de la République est obligatoire dans les salles de classe des établissements des premiers et seconds degrés publics ou privés sous contrat au même titre que l’emblème national de la République française, le drapeau tricolore, le drapeau européen et les paroles de l’hymne national. »
Bientôt la photo du président ?

- des questions qui pouvaient se régler sur le terrain :
« […] les formulaires scolaires comportent une double mention "père" et une double mention "mère" afin de permettre aux couples homoparentaux de pouvoir cocher deux cases du même sexe. »

 « Le Sénat a étendu aux personnes qui accompagnent les sorties scolaires l’interdiction de porter des signes religieux ostentatoires. »

- la mesure floue :
« Un critère de mixité sociale reposant sur le revenu médian des foyers fiscaux auxquels sont rattachés les élèves de l’établissement est intégré lors de toute modification de la carte scolaire. »
On ne sait pas quel critère, et ce ne sera qu’en cas de révision de la carte scolaire. On n’aura qu’à pas réviser ?!

- enfin une mesure de bon sens :
 « Une première visite médicale est obligatoire pour les enfants entre trois et quatre ans afin de dépister des troubles de santé. »
J’ai connu le temps où le médecin ou l’infirmière scolaires venaient en maternelle et au CP pour ces dépistages, puis celui où il n’y venaient plus, faute de crédits, et où je faisais moi-même au moins le contrôle de l’ouie et de la vue. Ici, il est bien sûr question que les parents aillent chez leur médecin traitant.

Qui peut sérieusement croire qu’avec de si pauvres intentions, on va redonner confiance aux élèves, aux familles ou aux enseignants ?
Encore une fois, rien ne changera parce que le ministre ne s’attaque pas aux causes de l’échec scolaire. Sans doute par crainte de froisser l’électeur.


Bon, la prochaine fois : les principes… Promis !

lundi 1 juillet 2019

Profession de foi


Faire apprendre et réussir, tirer vers le haut tous les élèves, c’est l’objectif - un défi. Je ne parlerai ici que de l'école primaire (maternelle et élémentaire) et lorsque j'utiliserai le mot système, il ne s'agira pas de l'Education Nationale, que je laisserai en dehors du propos, mais du microcosme constitué des personnels d'une école, de ses élèves et de leurs familles. Puisque néanmoins nous y sommes obligés, nous garderons évidemment l’idée que les élèves devront acquérir (au minimum) les attitudes, connaissances et savoir-faire précisés dans les programmes nationaux.

Mon parti pris : travailler en toute priorité à l’amélioration des interrelations et des représentations de chacun au sein du petit système constitué autour de notre école, afin de réussir là où les grandes réformes successives ont échoué.

Constats

Il est d’abord évident que l'enfant entre à l'école avec un bagage de connaissances et de capacités, qu'il a acquis au cours de sa vie d’avant l'école, et qu’il faut en tenir compte !

Dès leur première rentrée, certains enfants possèdent ainsi déjà une partie des compétences que l’enseignement est censé leur faire acquérir, et ces enfants continueront assurément de les développer en dehors de l'école, dans leur milieu familial. Leurs parents, pour certains, seront peut-être alors enclins à penser que leur enfant s’ennuie à l’école et ils en souffriront. Il faudra que l’enseignant l’entende et qu’un dialogue avec les parents s’engage.

D'autres enfants, en revanche, ne possèdent pas encore les compétences, ni même les dispositions, reconnues à leur âge comme « normales » ou moyennes, par la science, médicale ou psychologique, et sur lesquelles l’enseignant s'appuie pour commencer les apprentissages scolaires. Ces enfants-là n'ont pas eu et n’auront guère davantage l'occasion de les acquérir en dehors de l'école, au sein de leur famille. L’expérience le démontre : question de conditions de vie, de culture, de représentations… Comment l’école pourrait-elle ne pas en tenir compte et agir en conséquence ?

Ne soyons pas choqué par ce triste constat. Notre société n’entérine-t-elle pas et n’entretient-elle pas les inégalités entre les citoyens ? Pourquoi l’école échapperait-elle à cette forme de fonctionnement ? Il suffit de consulter les statistiques pour s’en rendre compte : « l’ascenseur social est en panne », nous disent les médias. Peut-on sans amertume songer que les enfants d’ouvriers doivent travailler dur pour mériter de se hisser dans l’échelle sociale, alors que les enfants de bourgeois n’ont rien à mériter, puisqu’ils ont tout de par la naissance. Cela veut-il dire que les enfants de parents économiquement, et surtout culturellement, pauvres seront toujours pauvres, et toujours riches les enfants de riches ? Oui, c’est un fait. Dès lors, qui dit que l’école réduit les inégalités et donne sa chance à tous ment.

Il ne faut pas confondre compétences et capacités. Les enfants, de quelque milieu qu’ils soient, ne naissent pas plus ou moins bêtes ou intelligents. Certains ont seulement la chance que leur entourage leur donne l’occasion d’utiliser leurs capacités naturelles et de développer ainsi leurs compétences.

Tout enfant possède en effet le patrimoine génétique de l’espèce humaine et par conséquent les capacités cognitives nécessaires et suffisantes pour acquérir sans difficulté les compétences requises par les programmes de l'école primaire.

Vrai ou faux, ce postulat invérifiable possède l’avantage sur toute autre approche de renvoyer à ses responsabilités chaque acteur du système, qu’il soit de la famille ou de l’école, de lui ouvrir des perspectives d’action, de permettre et de susciter l’espoir.

* * *

L’entrée à l’école peut constituer en soi, pour l’enfant et pour sa famille, une difficulté. Car voilà deux mondes qui, jusque là s’ignorant, tout à coup se rencontrent. Vont-ils s’apprivoiser ou au contraire s’opposer ?

L'école entre pour ainsi dire de force dans la vie de l'enfant et de sa famille, avec son environnement, ses objectifs, ses règles et son mode de fonctionnement particuliers, qui sont en grande partie différents de ceux de la vie en dehors de l’école, la vie dans laquelle on est entre gens de connaissance, entre proches, dans laquelle on aime, on se dispute, on s’amuse, on peine, on fait librement ce qu’on veut.
Cette fusion peut se dérouler de mille manières différentes, avec plus ou moins de bonheur, en harmonie ou au contraire dans l'affrontement, à l'avantage ou au détriment de l'enfant - ou de tout autre élément du système d’ailleurs.

Si dans beaucoup de familles les règles qui régissent la vie et les relations des uns avec les autres ressemblent à celles de l'école et peuvent amener les enfants à les accepter, il existe aussi des familles pour lesquelles les règles de vie de l’école sont des aberrations, totalement à l'opposé de celles qui prévalent pour elles-mêmes dans les circonstances de la vie courante.

Chaque enfant scolarisé pose ainsi un problème particulier, en raison de ce qu’il sait déjà ou ne sait pas, de la façon dont il est considéré et stimulé dans son milieu familier, de sa capacité à comprendre et accepter ou non les règles de l'école. 
Quand les deux mondes ne s’accordent pas, l’enfant se voit pour ainsi dire pris entre deux feux. Quelles règles en effet doivent prévaloir ? Celles de l’école, sans aucune discussion ! Car comment l’école pourrait-elle s’adapter à chaque cas particulier, sans que cela nuise à l’ensemble des élèves ?

C’est l’élève qui doit s’adapter à l’école, non le contraire.

Et si l’on veut que l’enfant accepte les règles de l’école, il doit impérativement se passer quelque chose, qui le concerne bien sûr, mais qui concerne au premier chef ses parents… sans quoi, il risque de ne guère avoir le cœur à s’intéresser à ce que l’école prétend lui apprendre.
Ce quelque chose n’est pas le fameux déclic, qui viendrait à l’enfant comme par magie, ainsi qu’on l’entend dire parfois, mais tout au contraire une évolution qui ne peut résulter que d’un travail conjoint des enseignants et des parents sur eux-mêmes.

* * *

Nous en arrivons ainsi aux représentations, qui sont la façon dont nous comprenons, concevons les autres et le monde, et qui déterminent la façon dont nous agissons avec les autres et dans le monde.

Chaque membre de chaque famille a ses représentations de soi-même, de sa famille, des autres enfants et de l'école. Pour diverses raisons liées à l’histoire personnelle et à l’environnement, ces représentations peuvent être constructives et gratifiantes, fluctuantes, incertaines ou négatives, voire destructrices ; elles influent sur la vie sociale de l’individu et peuvent de même favoriser un bon déroulement de la scolarité ou au contraire l'empêcher. Ainsi, débarquant en petite section, l’enfant a déjà des réticences, des envies, des exigences, des craintes, des espoirs, des illusions, qui gouvernent sa relation aux autres enfants, à l'école et aux adultes qui y travaillent, et qui découlent directement des représentations qu’ont ses parents de ces mêmes choses.

Cela ne se sait pas puisqu’en général, on ne dit pas ce qu’on pense d’autrui, ni ne pose d’emblée cette question ; le sujet est tabou.

Ce que l’on voit, en revanche, c’est l’enfant qui s’accroche à sa maman, qui pleure, qui ne parle à personne, qui refuse de suivre le groupe, qui reste fermé aux sollicitations de la maîtresse, qui se blottit dans un coin. Ce que l’on voit, c’est l’enfant qui crie, bouscule les autres, les frappe, balance le matériel à travers la classe, répond avec insolence aux adultes, se met en colère, ne fait que ce qui lui plaît.
Entre ces deux extrêmes, on trouve la majorité des enfants, plus ou moins calmes, plus ou moins hardis, plus ou moins obéissants, plus ou moins coopératifs, qui ont un comportement variablement adapté à la vie dans le cadre de l’école.

Devinez lesquels de ces enfants ont le plus de chances de se retrouver en difficulté à l’école ! Que faire alors ? Eh bien oui, il faut changer les comportements inadaptés, et pour cela, changer les représentations qui en sont cause.

* * *

Les enseignants ont également des représentations des élèves, de leurs parents, d'eux-mêmes, du métier d’enseignant et de l'école, qui peuvent constituer un moteur ou au contraire un frein pour le bon déroulement de la scolarité d'un élève.

« Certains enfants, aujourd’hui, sont imbuvables ! Ils ne s’intéressent à rien, ils n’ont de respect pour rien. Ils dérangent tellement qu’on ne peut plus faire classe normalement. Leurs parents ? C’est pire. Ils viennent à l’école régler leurs comptes avec d’autres parents, avec les maîtres ou avec la société. » Voilà des paroles qu’on peut entendre de la bouche d’enseignants.

Si l’opinion qu’un enseignant a de certains de ses élèves et de leurs parents n’est que négative, on imagine mal comment il prendrait à cœur son travail avec eux. Mais le bon instit’ n’a bien sûr que des représentations professionnelles, dépersonnalisées, volontairement construites, chose qui ne se révèle possible que dans la mesure où il est capable de faire abstraction de l’influence de sa propre histoire pour adopter un point de vue centré uniquement sur l’intérêt des enfants qu’il doit enseigner. Tout comme les élèves et leur famille, l’enseignant ne peut pas se dispenser d’une réflexion sur ses représentations, ses motivations, ses comportements. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à la psychanalyse, honnêteté et bon sens y devraient suffire.

* * *

En conclusion, la source de ce que nous appelons une difficulté scolaire ne peut pas être recherchée uniquement dans des lacunes supposément cognitives ou dans le niveau des compétences à un moment donné (qui n’est en réalité que le corollaire de la difficulté).

Nous rechercherons les causes de la difficulté scolaire dans le dysfonctionnement du système école-famille qui a pu générer inadaptation, incompréhension, désintérêt, conflit, frustration, découragement, et autres calamités.

L'enfant en difficulté n'est pas seul à devoir se remettre en question, il ne le pourrait d’ailleurs pas sans aide : le directeur d’école, l'enseignant, le papa, la maman, et d’autres personnes encore, doivent répondre à la question de leur responsabilité au sein du système.

  
La prochaine fois : les principes pour une collaboration fructueuse entre l’école et les familles